[itw] “Les Turcs se battent pour ne pas perdre leurs libertés”

Le 18 avril 2011

68 journalistes turcs sont actuellement en attente d’un procès depuis trois ans pour complot contre l’état. OWNI a interviewé Mine G. Kirikkanat, journaliste turque reconnue pour sa pugnacité.

Les journalistes turcs estiment que 68 de leurs confrères sont actuellement en attente d’un procès depuis trois ans. Leur tort ? Ils sont soupçonnés de comploter contre l’état, en soutenant notamment Ergenekon, supposée organisation nationaliste.

Le 13 avril, à Strasbourg d’où il a lancé sa campagne des législatives du 12 juin prochain, le Premier ministre turc, M. Erdogan, soutient que ces journalistes ne sont pas emprisonnés à cause de leur activité professionnelle.

Sauf que la Turquie a été rétrogradée de la 100ème à la 138ème place en terme de liberté de la presse depuis 2002, moment de l’arrivée au pouvoir du parti de la Justice et du Développement (AKP) (source RSF).

Mine G. Kirikkanat est l’une des plumes les plus célèbres de son pays. Éditorialiste à Radikal et Vatan et aujourd’hui à Cumhuriyet, elle travaille aussi pour le Kiosque TV5 Monde. Sociologue de formation elle est également romancière. Élue trois fois journaliste le plus courageux de Turquie notamment parce qu’elle est favorable à la reconnaissance du génocide arménien, elle ne cesse de dénoncer les collusions entre le gouvernement actuel et certaines mouvances islamistes comme celle de Fethullah Gülen – qu’elle soupçonne de saper les fondements laïcs de son pays. Ses prises de position lui ont valu de nombreux procès qu’elle a gagnés le plus souvent.

OWNI: Certains de vos confrères sont en garde à vue depuis trois ans. Il n’y a toujours pas de procès à l’horizon ?

Mine G. Kirikkanat : Les jugements ont commencé, mais on arrive à la 178ème audience. Ça n’avance pas. J’ai quatre amis qui ne savent toujours pas pourquoi ils sont inculpés. Nedim Sener, un ami avec qui j’ai longtemps travaillé, avait écrit un livre qui dénonçait les ultra-nationalistes de l’organisation Ergenekon. Le gouvernement l’accuse, ainsi qu’un autre confrère, de faire partie de ce mouvement alors qu’ils le dénoncent ! C’est un tribunal spécial qui suit ce procès. Selon la loi, on ne peut être jugé que dans les cinq ans suivant l’arrestation dans les tribunaux, une limite prévue par la cour européenne dont dépend aussi la Turquie. Mais ces tribunaux spéciaux sont dotés de pouvoirs hors norme qui peuvent prolonger la garde à vue jusqu’à dix ans. La loi a été changée en 2010, rien que pour cette affaire.

Pourquoi le gouvernement turc soupçonne t-il ces journalistes ?

Depuis que le Parti pour la justice et le développement (AKP) est au pouvoir il veut se débarrasser des opposants gênants. Cela fait parti d’un plan. D’abord ils ont arrêté les propriétaires de plusieurs chaînes de télévision et le plus grand groupe de presse turc a été accablé par des contrôles fiscaux puis des redressements colossaux. Actuellement il existe environ 80 chaînes de télévision turques qui émettent sur le plan national. Trois seulement osent défier ouvertement ce gouvernement. Les autres se taisent. Il y a une autocensure.

Le nationalisme est-il un danger sérieux pour le gouvernement Erdogan ?

L’opposition nationaliste n’existe presque plus. Mais l’opposition laïque existe, et plusieurs journalistes parmi ceux qui sont aujourd’hui en prison en font partie.

Quel est le rôle de l’islamiste Fethullah Gülen, qui vit aux Etats-Unis ?

C’est un vieil homme malade du diabète, qui est peut-être mort, on ne sait pas. Des hommes, des ombres, parlent à sa place. Toute la police maintenant sort des écoles de Fethullah Gülen. Son organisation possède un très grand groupe de presse qui comprend plusieurs chaînes de télé dont l’une diffuse en anglais, par satellite, ainsi que le quotidien Zaman qui paraît dans tous les pays où il y a une communauté turque. C’est le seul à être publié en deux langues. En France il est imprimé à la fois en français et en turc.

Un confrère, Ahmet Sik, a écrit « L’armée de l’imam », livre qui analyse le phénomène Fethullah Gülen. Ce journaliste d’investigation a non seulement été arrêté « provisoirement » pour cet ouvrage qu’il n’avait pas encore publié, mais le tribunal spécial a décidé que toutes les personnes possédant le manuscrit seraient passibles d’arrestation au motif d’aide à une organisation terroriste. La police a fait une descente au journal Radikal et dans sa maison d’édition et a détruit les CDs contenant le manuscrit.

Mais les Turcs ne se taisent pas. Plusieurs ONG se sont organisées via Internet. Le manuscrit a été téléchargé 60.000 fois clandestinement ! Une pétition qui rassemble plus de 20.000 signatures de personnes le possédant est aujourd’hui en ligne.

L’Internet mobilise t-il une forte opposition en Turquie?

Oui et elle est partout. Il y a des communautés bien implantées dans le monde. On a d’ailleurs pu obtenir le livre à partir d’un pays tiers. En Turquie il y a 35 millions d’internautes sur 75 millions d’habitants. Deux tiers de la population possèdent un portable, chiffre qui correspond aussi à la proportion des moins de trente ans.

Le « printemps arabe » a t-il une influence sur l’opinion ?

Non. La Turquie est très différente des pays arabes. Elle a évité la crise. Sur ce plan-là, il n’y a rien à dire. Ce gouvernement islamiste gère très bien l’économie. La Turquie est devenue la dix-septième puissance économique mondiale. La monnaie s’est renforcée et le PIB a augmenté spectaculairement. Avec sa jeunesse, c’est un pays en pleine forme. La Turquie ne manque de rien contrairement au monde arabe. Nous étions plus libres qu’eux, mais c’est maintenant que les libertés se réduisent. Nous nous battons pour ne pas les perdre alors que les Arabes veulent encore les gagner.

La laïcité est-elle menacée en Turquie ?

La Turquie est constitutionnellement un état laïc, ce qui est très discuté en ce moment puisque la Constitution va être changée. La laïcité n’existe que sur le papier. Je suis une journaliste spécialisée dans les religions et je suis connue pour les critiquer toutes, en particulier l’islam. Aujourd’hui je ne pourrais plus publier les articles que je publiais il y a cinq ans. Depuis je me tais car je suis menacée de mort, je risque de me faire arrêter pour des prétextes aberrants. Nous avons peur de parler de la religion.

On entend peu l’Union européenne s’exprimer au sujet de ces arrestations…

Un nombre très important de députés touche de l’argent de la part de l’État turc pour plaider la cause de ce gouvernement. Il n’y a pas de preuve, mais ça se dit tant chez les journalistes que chez les diplomates. Ces députés ont tellement chanté les louanges de ce gouvernement qu’il leur est très difficile maintenant de l’épingler.

>> Photos FlickR CCAttributionShare Alike Juanedc et Wikimedia commons CC by-sa Ji-Elle

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