Mais qu’on ne s’y trompe pas, nous ne rions que parce que c’est le nécessaire exutoire à la colère, au désespoir et au très lourd travail de veille, d’information et de rédaction/vérification des dossiers que nous instruisons et mettons en ligne chaque année.
On pourra nous jeter la pierre pour quelques candidatures un peu faiblardes, ou décalées, mais à de rares exceptions près, les candidats méritent tous leurs nominations et leur prix, ou leur exclusion dans le cas du lauréat qu’on ne nommera pas, tant sa participation obstinée à la mise en place d’une société de surveillance et de contrainte est évidente.
Parfois même, nos choix (ceux du public et les nôtres) ne font qu’anticiper sur ce que l’actualité révélera quelques mois plus tard.
Le premier dossier qui nous vient à l’esprit est celui du ministère de l’Intérieur, proposé au vote du public pour le palmarès à venir des BBA spécial 10 ans.
Moult fois cité, ce ministère a à son actif quelques fichiers catastrophes dont l’impuissante Commission nationale de l’informatique et des libertés a souligné les dysfonctionnements chroniques : le Stic (fichier de la police nationale) et son pourcentage de fiches erronées qui augmente à chaque contrôle (83% au dernier).
Et ce n’est pas la très attendue Cassiopée (ou Nouvelle chaîne pénale, NCP), application gérant les fichiers de la justice et théoriquement, l’actualisation du Stic par les parquets, qui va changer la donne, puisqu’avant même d’être généralisée, elle bogue.
C’est apparemment grâce à Cassiopée que le député et maire de Franconville Francis Delattre (un ancien commissaire de la Cnil, un comble ! ) a pu sortir les fiches d’Ali Soumaré, un candidat PS aux dernières régionales, et de ses sosies.
Mais revenons-en à l’Intérieur, à qui l’on doit aussi l’extension ad libitum du Fichier national des empreintes génétiques (Fnaeg) qui contient aujourd’hui les identifiants de plus de 1,2 million de personnes, dont quelques 75% de simples « mis en cause », et donc toujours présumés innocents.
On ferait mieux de qualifier pour ce qu’il est : un « fichier de population », mais pas de n’importe quelle population, celle de la « plèbe décrétée dangereuse ».
Et puis Edvige (fichier des ex-RG), coupée en deux par Hortefeux, et sa soeur Cristina la secrète (fichier de l’ex-DST), dont on ignore tout, parce que même l’« avis favorable avec réserve » de la Cnil est classé « secret défense ».
Sans oublier le projet de triplement des caméras, les Loppsi 1 et 2 (Loi pour l’orientation et la performance de la sécurité intérieure), les LSQ, LSI, LPD (Loi prévention de la délinquance), LPR (Loi prévention de la récidive) et autres sigles barbares (plus d’une vingtaine de lois sécuritaires, en dix ans) visant à instiller la peur dans la population pour qu’elle se tienne tranquille.
C’est à ce ministère aussi qu’on doit le Prix Novlang 2010, exemple s’il en est du concept cher à George Orwell et de la réécriture de l’histoire pour la mettre en conformité avec la réalité officielle du moment.
Il s’agit de l’amendement porté par Brice Hortefeux et Eric Ciotti (rapporteur de la Loppsi 2, et lui aussi distingué en tant que pire « exécuteur de basses œuvres » aux derniers BBA, introduisant la substitution du terme « vidéoprotection » à celui de « vidéosurveillance ») et imposant la modification de toutes les lois antérieures.
Autre candidat récidiviste et digne de ces oscars de la honte que sont les BBA, le ministère de l’Education nationale. Tout a commencé en 2002 avec Jack Lang, qui a introduit le logiciel Signa (rebaptisé depuis Système d’information et de vigilance sur la sécurité scolaire, Sivis).
C’est sur la foi de ces collectes annuelles réalisées selon des critères douteux (un tag est-il une violence ? , une violence à la maison est-elle comptabilisable ? ) qu’est aujourd’hui élaborée la fameuse liste des établissements scolaires dangereux.
Ces derniers auront droit à un cher audit, puis à l’achat de caméras et de portiques… de protection, en attendant la visite des équipes mobiles de sécurité (EMS) à demeure de « policiers référents ».
En 2004, l’Education nationale (sous la férule de Gilles de Robien, puis de Xavier Darcos) a voulu moderniser sa gestion des établissements scolaires et a lancé « base élèves premier degré ».
Ont suivi les péripéties que l’on sait, la fronde des directeurs d’école, la marche arrière de Darcos » qui a supprimé les données sensibles (bien inutiles à la gestion), et la découverte de la Base nationale des identifiants élèves (BNIE), recensant les « numéros de matricule » qui vont suivre chaque enfant (fût-il scolarisé dans le public, le privé ou à domicile) dès l’âge de 3 ans et sur une durée pouvant atteindre trente-cinq ans. (Voir la vidéo sur la résistance à la base élèves)
Cliquer ici pour voir la vidéo.
Luc Chatel, dernier ministre en date, cautionne le travail de ses prédécesseurs et vient de lancer plusieurs expérimentations dont le fichier de l’absentéisme (assorti de la coupure des allocs) et celui des élèves « décrocheurs », ou encore le « Livret de compétences », dont le contenu ouvrira les portes d’une belle carrière ou d’un bail longue durée à Pôle Emploi.
Avouez qu’autant de zèle à ficher nos enfants méritait bien une mention spéciale fichiers !
Au fil des années, nous avons également vu émerger des technologies et des outils nouveaux.
Avec le lobbying des fabricants-par-le-profit-alléchés qui va avec, comme le fameux « Livre Bleu » du Gixel, un consortium d’industriels de l’électronique, qui suggérait au gouvernement de confronter les citoyens « dès l’école maternelle » aux outils de contrôle, pour mieux annihiler leur résistance une fois adultes. (Voir la vidéo, un extrait du documentaire « Total Control », diffusé en juin 2006 sur Arte, avec les explications de Pierre Gattaz, président du Gixel).
La biométrie dans les écoles a fait la une, entre 2002 et 2006. Les logiciels d’analyse d’images et de comportements ont pris le relais. Et aussi les bracelets électroniques, d’abord pour les libérés sous condition, puis pour les bébés, les personnes âgées et, espèrent les marchands de puces RFID, pour toutes les personnes nécessitant un suivi particulier ou un contrôle d’accès sélectif.
C’est tellement plus simple de pucer les gens directement !
L’an passé nous avons vu arriver les fichiers d’analyse sérielles, appliqués non plus aux crimes en série, mais aux délits (punis de plus de 5 ans) type cambriolage, dégradation de biens ou aide au séjour illégal (sic).
L’autre tendance que nous permet de dégager notre travail de veille, ce sont les populations cibles, visées par la répression, qu’elle affiche ou non la couleur de la prévention.
Les demandeurs d’asile, ceux qu’on appelle maintenant les « illégaux », et les immigrés en général ont toujours été des cœurs de cible. C’est la population cobaye par excellence pour expérimenter les visas et documents d’identité biométriques, voire dans certains pays lointains l’identification des « cheptels » par puçage.
D’autres groupes humains sont venus les rejoindre. Exemple en 2005, l’adjoint au maire de Carcassonne et le commissaire divisionnaire du département qui ont été épinglés pour le fichage organisé des sans domicile fixe.
Actuellement, la nouvelle cible, ce sont les malchanceux qui sont passés un jour par la case psychiatrie. Simple incident de parcours, court ou long séjour, médicamentés ou non, l’Etat, avec l’aide de quelques experts dociles, veut absolument les faire entrer dans la catégorie « population dangereuse à surveiller et signaler ».
Et puis il y a les enfants à problèmes, grands ou petits, ceux qui s’éloignent de la courbe du « droit chemin », comme dirait l’auteur d’un rapport fameux, le député Jacques-Alain Bénisti. Voire les foetus, si on écoutait certains chercheurs de l’Inserm, auteurs d’une étude controversée préconisant la détection précoce ou pré-natale de la délinquance.
Tout ceci ne serait pas possible sans les acteurs « locaux » de la politique de la peur. Des « contrats locaux de sécurité » (1997, Chevènement) aux « conseils pour les droits et devoirs des familles » (2007, Sarkozy), ce sont dix ans d’« expériences » visant à canaliser les populations les plus précaires dans un lent mais minutieux carcan panoptique.
La prestation sociale, ce n’est plus un droit, ça se mérite. Sus aux « fraudeurs » ! Les fichiers de l’aide médico-sociale en deviennent le bras armé. L’individu est croisé, recoupé, calculé, disqualifié… Souvent le fichage est introduit en douce, au sein de laboratoires vivants de la « tranquillité publique ».
Aujourd’hui, tous les départements ont pour mission de recenser leurs « pauvres » et d’alimenter, notamment, le fichier central du RSA, le RMI « sous conditions de ressources ». La Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) a même été tentée par une méthode d’entretien policière qui prétendait détecter la « présomption de fraude » chez un allocataire !
Toutes les villes, grandes ou moyennes, même de petits villages reculés, succombent à la vidéosurveillance. Fortement incités par les fabricants comme par l’Etat, qui subventionne les villes réticentes (30 millions de budget en 2010). Inefficace sur la délinquance, mais si pratique en terme électoral : « Je vous protège, réélisez-moi. »
Tout le monde suit. Les maires PS de Lyon et Paris ont eu droit à leur Orwell. D’autres utilisent leur fief électoral pour fayoter, comme Christian Estrosi, grand lauréat cette année, qui fait feu de tous bois pour s’acheter une bonne conduite :
> 600 caméras de surveillance
> Couvre-feu pour mineurs
>Portiques de sécurité dans les écoles
> Chantage aux allocs pour « parents démissionnaires »…
L’espace public est quadrillé. Pas un quartier n’est construit sans l’aval des « professionnels de l’aménagement » inféodés au ministère de l’Intérieur. Le contrôle des foules en milieu urbain s’inspire de la « doctrine de la guerre révolutionnaire », testée dans nos anciennes colonies avant d’être exportées en Amérique latine à la demande des dictateurs qui y sévissaient.
Les armes militaires d’hier deviennent les remèdes civils de demain : des drones (aéronefs sans pilote) sont ainsi « adaptés » à la lutte contre les « violences urbaines ». Un mini-hélico lanceurs de balles paralysantes a même été mis au point par le vendeur français du pistolet Taser…
Les technologies, comme on le voit, ne sont jamais neutres. Elles s’adaptent aux politiques et les rendent « acceptables ».
Et la Cnil, dans tout ça ? Ah, La Commission de l’informatique et des libertés ! Tout un poème… Son président Alex Türk, sénateur du Nord, membre de la Cnil depuis quinze ans, a reçu un prix spécial du jury cette année, comme un hommage à son double jeu perpétuel.
Amputée de ses principaux pouvoirs depuis 2004, avec l’aval avisé du sénateur Türk, la Cnil apparaît comme un cache-sexe, une chambre d’enregistrement. Elle ne peut dire « non » contre les fichiers de la puissance publique, seulement « non mais ». Et ses réserves sont « consultatives »…
Elle se débat et alerte encore, certes, n’a mais finalement rien d’un contre-pouvoir comme certains le pensent encore. Elle est même l’un des rouages du pouvoir, et participe donc à la société de surveillance qu’elle continue, par ailleurs, de vaguement critiquer.
L’existence même de la Cnil, dans nos sociétés « démocratiques », apparaît même comme un moyen de légitimer des mesures à tendance totalitaire. Un peu comme un « fusible » démocratique. Combien de courts-circuits y viendront à bout ?
Jean-Pierre Garnier, Jean-Marc Manach, Jerome Thorel et Christine Tréguier
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Lire aussi l’ouvrage collectif « Les surveillants surveillés » (Zones/La Découverte, oct. 2008)
Crédit Photo Flickr : Joffley
Article initialement publié sur Rue89.
Retrouvez les deux autres articles de ce troisième volet du manuel de contre-espionnage informatique : Gorge profonde: mode d’emploi et Votre historique mis à nu.
Retrouvez également le premier et le second volet de notre série sur le contre-espionnage informatique.