Billet initialement publié sur OWNI.eu
Il y a des espèces condamnées à disparaitre. Et puis il y a des espèces qui s’adaptent aux changements extérieurs et qui évoluent. Cela s’appelle la loi de la sélection naturelle. Celle des journalistes, parmi toutes les espèces en danger, appartient à cette dernière. Et, croyez-le ou non, l’évolution naturelle des journalistes sera aidée par un Singe.
Ce n’est ni un paradoxe scientifique, ni un phénomène de régression : le Singe est un logiciel. En moins d’une seconde et dans un anglais impeccable (parfois meilleur que celui d’un journaliste professionnel), il est capable de produire un article complet avec un titre, un chapô et une image. Les journalistes-Singe et les autres créatures entrainées dans le processus de l’évolution sont les protagonistes du livre Le Singe qui a gagné un Pulitzer, sorti en Italie le 22 mars (La Scimmia che vinse il Pulitzer. Storie, avventure e (buone) notizie dal futuro dell’informazione [it], Bruno Mondadori), des journalistes italiens Nicola Bruno et Raffaele Mastrolonardo. Le livre est une enquête intéressante sur les changements en cours dans l’écosystème de l’information et une réflexion habile sur quelques-unes des tendances majeures du futur des médias.
À quoi ressemblera le journalisme à l’ère numérique ? La question se pose depuis plus d’une décennies. Les réponses sont variées et pour la plupart pas très optimistes. Deux journalistes italiens explorent le futur du journalisme, et leur voyage les mène à Chicago, New York, Washington, Varsovie, Amsterdam, Bruxelles et d’autres capitales européennes. Dans chacune de ces villes, ils rencontrent de nombreux pionniers du journalisme du 21e siècle. Ce sont tous des personnages très différents mais ils poursuivent le même but, réinventer l’information à l’ère du numérique :
Il y a les gamins ‘Speedy Gonzales’ de BNO News [en], des adolescents qui tweetent à la vitesse de la lumière et dépassent les plus grandes agences de presse traditionnelles.
Il y a Bill Adair, un vétéran du journalisme traditionnel qui a réinventé le journalisme d’enquête avec PolitiFact [en] : un site qui utilise le fact-checking pour montrer les mensonges des politiques à travers une sorte de “détecteur numérique de mensonges”.
Il y a l’activiste et avocat kényan Ory Okolloh, qui a fondé la plateforme Ushahidi [en], conçue pour rendre justice aux victimes oubliées.
Il y a la député européenne islandaise Birgitta Jónsdóttir [en], qui a réussi à faire passer une loi d’avant-garde qui a fait de l’Islande un paradis pour les journalistes et la liberté d’expression.
Il y a l’architecte polonais Jacek Utko [en] qui a trouvé une façon de donner un second souffle aux journaux en révolutionnant le graphisme.
Il y a Kristian Hammond et Larry Birnbaum, les directeurs de l’Intelligent Information Lab de Chicago qui ont inventé Stats Monkey [en] (le logiciel qui génère 150.000 articles par semaine dans un anglais parfait.)
Il y a Julian Assange, un des hommes les plus craints du Pentagone.
Il y a les “rebelles du New York Times”, qui ont inventé de nouvelles façons de raconter les histoires et les journalistes hackers de Chicago. Il y a des créatures hybrides – mi hackers, mi journalistes. Et tous ces précurseurs et ces expérimentations innovantes sont des paradigmes d’une révolution structurelle dans le système médiatique. Toutefois, ils ne vont pas menacer les valeurs et les missions originales du journalisme : s’efforcer d’être des chiens de garde du pouvoir et de répandre la vérité.
Malgré l’optimisme général des auteurs, un sentiment d’incertitude sur le futur du journalisme se maintient en arrière-plan. La question vient naturellement : comment un journaliste peut-il survivre face à des logiciels de plus en plus sophistiqués comme un robot-singe, qui traite les données à un rythme vertigineux, et les traduit dans un langage naturel ? Nicola Bruno, un des co-auteurs, explique :
“Il existe deux tendances principales qui menacent à l’horizon. D’une part, l’acquisition de connaissances passera de plus en plus par les données. Nous serons submergés par une accumulation de données et d’informations. Afin de les traiter avec les statistiques, nous aurons besoin de logiciels comme les robots-singes qui sont plus efficaces et rapides que n’importe quel journaliste de chair et d’os. Cela ne signifie pas que les reporters vont succomber aux robots. En effet, alors que les données vont prendre le pouvoir, nous avons besoin de quelqu’un qui soit capable d’interpréter et d’analyser les données qui nous bombardent. C’est pourquoi le métier des journalistes n’est pas sur la sellette. Il n’est pas surprenant que la seconde tendance soit un retour du journalisme d’investigation, qui, comme le modèle de Politifact, utilise les nouvelles technologies pour creuser davantage et faire la lumière sur la vérité.”
Les fondements de la profession, telles que la précision, la transparence, la rapidité, la liberté d’expression seront non seulement saufs, mais sans doute dépoussiérés par ces outils innovants. Pour que les journalistes survivent, ils n’ont pas d’autre choix que de s’adapter aux changements en cours dans leur écosystème, et se préparer à devenir des journalistes-hackers : une espèce hybride à mi-chemin entre les journalistes et les hackers. Cette mutation est seulement une première étape d’une évolution de l’espèce humaine vers le cyborg : mi-homme, mi-machine.
Après tout, le processus évolutionniste a déjà débuté il y a un moment et les auteurs eux-mêmes ne sont pas à l’abri. Nicola Bruno et Raffaele Mastrolonardo sont les co-fondateurs de Effecinque [it], une agence de “journalisme original” fondée en 2010 et basée en Italie, qui expérimente de nouveaux formats et des langages innovants en exploitant le potentiel de la technologie. Parmi leurs initiatives, le Beautiful LAB, une expérience sur les “informations en mouvement” : des versions numériques des infographies utilisées pour expliquer des sujets particulièrement complexes.
Le singe qui a gagné un Pulitzer sera présenté le 16 avril prochain dans le cadre du Festival de journalisme de Perugia 2011 [en]. Les auteurs en parleront avec deux protagonistes du livre : Bill Adair, fondateur de Politifact, et Jacek Utko, un brillant designer de journaux.
Traduction : Sabine Blanc
Photo Credits: Flickr nicolabruno, patriziasoliani and bootload
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