L’objectif est d’aboutir à une meilleure répartition géographique des professionnels médicaux et de favoriser le développement des réseaux de professionnels en santé mentale.
2008. A Grenoble, un homme atteint de schizophrénie s’échappe d’un hôpital psychiatrique et poignarde un étudiant. Nicolas Sarkozy demande alors une réforme des soins psychiatriques. Il souhaite notamment durcir l’hospitalisation d’office, conditionnant la sortie des détenus jugés dangereux à un accord du préfet.
2011. A l’appel du Collectif des 39, plus de 25.000 personnes ont signé la pétition “Réforme de la Psychiatrie : Une déraison d’État“. Les signataires reprochent au gouvernement l’assimilation “de la maladie mentale à une supposée dangerosité”.
Surtout, depuis plusieurs années, la profession dénonce des moyens de plus en plus limités. En 20 ans, le nombre de lits des services de psychiatrie en hôpitaux a été divisé par deux.
De 79.150 lits pour une hospitalisation complète en service psychiatrie en 1996, le chiffre est passé à 57.141 en 2008. Soit plus de 22.000 lits supprimés en l’espace de 12 ans, selon la base de données Ecosanté.
Cette diminution constante répond à une volonté de développer la psychiatrie de secteur, c’est-à-dire de mettre en place des soins de proximité, dans des structures adaptées, plus facilement accessibles pour les malades mentaux. Un projet jusqu’ici resté sans effet, selon le constat du député (Nouveau Centre) et docteur Claude Leteurtre, énoncé en 2008 :
L’économie réalisée sur les lits d’hospitalisation n’a pas été réaffectée dans le circuit des activités psychiatriques et les temps médicaux se sont réduits dans le médico-social.
La psychiatrie de secteur reste trop peu développée pour accueillir les malades mis à la porte des hôpitaux. Ce qui donne lieu à de véritables aberrations : en raison du manque de place, les demandes d’hospitalisation d’office ou à la demande d’un tiers sont prioritaires. Comme l’explique Mathieu Bellahsen, membre du Collectif des 39 :
Lorsqu’un psychiatre de secteur nous appelle en urgence, en nous demandant de prendre un patient qui souhaite se faire hospitaliser de lui-même – donc en hospitalisation libre -, nous lui répondons qu’il n’y a pas de lit pour les hospitalisations sans contrainte. Le psychiatre n’a qu’à le mettre en hospitalisation sans consentement et le patient arrive alors à la demande d’un tiers alors qu’il voulait de lui-même se faire soigner. De manière libre !
Le nombre de lits ne permet plus d’accueillir des malades sans que ceux-ci ne soient “forcés” de se faire soigner.
En 2008, d’une région à une autre, le nombre de lits en service psychiatrique varie de 63 à 125 pour 100.000 habitants.
Le nombre de psychiatres oscille, lui, de 9,8 à 22,6 pour 100 000 habitants. On est encore loin de la “meilleure répartition géographique des professionnels médicaux”.
En France, un peu plus de 12.000 médecins psychiatres prennent chaque année en charge près d’1.2 million de patients. Et il est difficile de croire que les conditions d’accueil des malades mentaux vont s’améliorer quand la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et de la statistique (Drees) estime que le nombre de psychiatres devrait diminuer d’environ 30 ou 40 % d’ici 15 ans [pdf].
Les conséquences sont pourtant d’ores et déjà inquiétantes. Le nombre de malades psychiatriques en prison est en constante augmentation, selon un rapport d’information du Sénat qui relève “les limites de l’organisation actuelle de la psychiatrie”. En cause ? La diminution du nombre de lits -encore et toujours-, et l’absence de suivi des patients :
La désinstitutionalisation (NDLR: de la psychiatrie) suivie d’une diminution forte du nombre de lits en psychiatrie est, pour de nombreux experts entendus par le groupe de travail, l’une des raisons de la présence accrue de malades mentaux en prison, même si aucun élément statistique ne permet de l’affirmer avec certitude. [...]
De tels chiffres suggèrent qu’un certain nombre de personnes arrivent en prison après un suivi par le secteur psychiatrique sans que celui-ci ait été en mesure d’assurer une continuité des soins suffisante pour éviter des passages à l’acte. [...]
Le 3 mai dernier, le contrôleur des prisons Jean-Marie Delarue s’est inquiété une fois de plus dans son rapport annuel de “l’état des soins psychiatriques en prison”. Paradoxal.
Photo Flickr CC BY par Alebonvini.
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Le déclin de la psychiatrie française par Grégoire Osoha
Psychiatrie sous contrainte: une loi inique par Claire Berthelemy
]]>Mathieu Bellahsen, ancien président des internes en psychiatrie, participe au Collectif des 39 contre la nuit sécuritaire depuis le début du mouvement en 2008. Aujourd’hui chef d’un service de psychiatrie d’un hôpital de l’Essonne, il a accepté de répondre aux questions d’OWNI à propos du projet de loi sur la réforme de la psychiatrie.
Pour commencer, les motifs sont construits sur l’expression “permettre l’accès aux soins et la continuité de ces mêmes soins”. En théorie personne n’est contre ça. Sauf qu’en réalité, ce projet de loi ne parle pas de soins mais de contrainte : la mise en place de soins ambulatoires sans consentement relève de l’obligation pour le patient, au même titre que l’injonction thérapeutique. L’espace du patient est aussi modifié et son domicile, devenant un lieu de soin, ne pourra rester sa liberté privée, et ce malgré le droit constitutionnel.
Ensuite, les soins évoqués dans le projet de loi concernent principalement les traitements médicamenteux, soit une injection de neuroleptiques retards une fois par mois pour les patients psychotiques. Ce qui nous amène à deux mythes : les médicaments seuls sont des soins et les médicaments entraînent la guérison. Or, j’ai un certain nombre de patients à l’hôpital, sous médicaments, et qui pour autant ne vont pas forcément mieux.
Les soins entrent dans des dimensions médicamenteuse, environnementale – et relationnelle – et enfin sociale. La contrainte ne donnera rien d’autre que des patients soignés de force. Pour moi, ceux qui viennent, contraints, à l’hôpital n’ont pas tous besoin d’une hospitalisation à la demande d’un tiers (HDT) ou d’office (HO). Le jour où nous dirons à la majorité “Non, vous devez venir à l’hôpital parce que vous êtes en danger et je vous y oblige”, ce sera grave. La relation est biaisée et le projet de loi entérine le fait que ce n’est plus la relation qui fait le soin mais l’échange de médicaments : n’importe qui pourra créer cet échange de soignant à patient. Or tout notre travail est de faire du soin en créant la relation avec la personne. Quand les patients vont mieux, ils nous le disent aussi : “vous avez eu raison de me faire comprendre que je n’allais vraiment pas bien”. Dans cet échange ce qui compte c’est l’idée de confiance réciproque. Cette notion est fondamentale.
Si on parle sans langue de bois, il s’agit d’une garantie de protection pour la société et une obligation des gens à se soigner. Cette loi a été préparée à partir de situations exceptionnelles d’hospitalisation sans consentement. Au niveau des chiffres, un million deux cent mille personnes sont suivies, que ce soit en psychiatrie hospitalière, privée, ou de simples consultations. Et 70.000 personnes sont hospitalisées sans consentement par an ! La loi se base donc sur 70.000 cas sur plus d’un million. L’exception devient la règle. Cette loi ne concerne pas seulement les “fous” mais tout le monde.
Si nous prenons l’exemple d’un patient qui viendrait me voir dans un Centre Médico-Psychologique (CMP), un peu déprimé en me disant “j’ai des idées suicidaires”. Il ne me resterait plus qu’à lui répondre : “je vais regarder le protocole à la case suicidaire” et lui prescrire des antidépresseurs. S’il me répond qu’il voulait juste parler et essayer de comprendre ce qui ne va pas, je lui expliquerai seulement le protocole de soins. Et s’il continue de refuser, je le mettrai de force en soins ambulatoires sans consentement : il ne veut pas prendre d’antidépresseurs, il ne me reste qu’à l’y obliger, le tout grâce à une loi. Donc, in fine, ça concerne tout le monde. En poussant un peu loin, nous pourrions même voir la situation de celui qui se trouve mal au sein de son entreprise et qui n’a pas de bonnes relations avec son patron : on pourra lui dire que c’est un revendiquant paranoïaque et qu’il faut qu’il se soigne, un psychiatre pourra le contraindre…
Pour prédire l’avenir des CMP, il suffit de regarder à l’hôpital. Actuellement je suis responsable d’une unité de 30 lits d’hospitalisation – dont 7 patients en HDT, 5 en HO et 18 patients en hospitalisation libre (HL) en ce moment. Avec les fermetures de lits et la diminution des moyens disponibles, il y a beaucoup d’hospitalisations et nous sommes débordés. En ce moment, nous recevons principalement des hospitalisations d’office ou à la demande d’un tiers, parce que nous sommes obligés de les prendre. Lorsqu’un psychiatre de secteur nous appelle en urgence, en nous demandant de prendre un patient qui souhaite se faire hospitaliser – donc en hospitalisation libre -, nous lui répondons qu’il n’y a pas de lit pour les hospitalisations sans contrainte. Le psychiatre n’a qu’à le mettre en hospitalisation sans consentement et le patient arrive alors à la demande d’un tiers alors qu’il voulait de lui-même se faire soigner. De manière libre !
Pour les hospitalisations libres, ayant plus de lits depuis cette année que le public, les hôpitaux et cliniques privés ont un boulevard devant eux : ayant un système de soins à l’acte, ils soignent principalement des patients anxio-dépressifs et des psychotiques “qui se tiennent bien”. Avec les CMP, de façon similaire à ce qu’il s’est passé à l’hôpital, nous allons avoir de plus en plus de personnes en traitement ambulatoire contraint et ceux qui voudront rencontrer quelqu’un de manière libre se verront répondre qu’il n’y a plus de place. Leur situation a de fortes chances de s’aggraver, ils iront de plus en plus mal jusqu’à … avoir le droit d’être hospitalisé sous contrainte ou, pire, deviendront ce que nous appelons les indétectables : ceux qu’on peut voir dans le métro, dans la rue, qui terminent en prison ou dans le bois, dans une précarité absolue, en échappant aux dispositifs.
En fond, le paysage ressemble à une destruction de la psychiatrie depuis une trentaine d’années, par les soignants eux-mêmes. Le modèle qui a émergé appartient au modèle gestionnaire et prend de plus en plus d’ampleur. La rigueur budgétaire des années 80 et la rationalisation des soins, ajouté au tournant des année 90-2000, ont emmené l’hôpital à devenir une entreprise. Personne ou presque ne s’en est rendu compte : ces modifications ont été présentées comme étant bénéfiques. À l’origine pour ce projet de loi, le protocole devait être décidé par le Conseil d’ État. En faisant intervenir un juge il y a une sorte de judiciarisation de la psychiatrie. Mais cette idée vient au départ de … la gauche des années 80, comme une revendication progressiste. Ils souhaitaient que les patients en psychiatrie puissent entrer dans le cadre du droit commun. Le psychiatre tout puissant ne plaisait pas.
Ce projet de loi est un projet politique, pas d’experts, élaboré en deux temps : lors de son discours à l’hôpital d’Antony en 2008, Nicolas Sarkozy a annoncé que des fonds allaient être débloqués et il a en même temps fait l’amalgame entre la folie et la dangerosité. Il souhaitait qu’une loi soit proposée mais avec le collectif des 39, nous avons pu faire en sorte qu’elle soit mise de côté. Ce projet-ci a été demandé par l’UNAFAM, une association de familles, par certains psychiatres et l’Etat. Paradoxalement, les patients les plus souffrants sont abandonnés parce que contraints. Les comportements sont psychiatrisés, de la même façon que la pauvreté, et dans le même temps on psychologise le social. Et l’éthique de notre métier est en péril, au détriment des patients.
Une anecdote, que je raconte tout le temps : depuis qu’ont été mis en place des protocoles et des chambres d’isolements, appelées aujourd’hui chambres de soins intensifs, les psychiatres remplissent une feuille tous les jours. Mais depuis qu’il y a moins de personnels pour s’occuper des patients, il y en a plus en chambre d’isolement. Nous respectons le protocole et parfois certains patients peuvent y rester des mois. Nous parlons et réfléchissons d’un point de vue éthique, sur le métier et sur le modèle de société que nous voulons. Est-ce que nous souhaitons une société qui accepte l’étrangeté du monde et la souffrance de l’existence, au cœur du lien social ou une société complètement normalisée avec de belles paroles comme des “il faut réinsérer les gens” ?
Oui, notamment la construction d’unités pour malades difficiles (UMD). Une unité est en cours d’élaboration à Reims, et il y a eu une unité hospitalière de soins aménagés (UHSA) à Lyon. Les détenus sont internés et la gestion est confiée à l’administration pénitentiaire. Robert Badinter, en février 2008, lors des débats sur la rétention de sûreté, a dit “on confond justice et thérapie”. La bascule a lieu également dans notre secteur, il y confusion entre contrainte et soins.
Le lieu de la contrainte n’est plus limité à l’hôpital mais dérive vers tous les lieux de passage du patient. Pour le collectif, la loi de 1990 à propos des sorties d’essai nous permet déjà de travailler. Avec ce projet, le patient sera contraint à se soigner non pas dans un lieu unique mais partout, y compris chez lui. Le malade ne sera pas seulement malade à l’hôpital ! En légiférant une scission se crée entre les hospitalisations d’office et les soins en ambulatoire. Les sorties d’essai des hospitalisations d’office permettent aux patients de vivre à l’extérieur et de demander à être ré-hospitalisés. Ils ne pourront plus naviguer entre les deux. J’ai un certain nombre de patients hospitalisés sous contrainte en sortie d’essai et qui sont comme ça depuis des années, revenant régulièrement nous expliquer qu’ils ne vont pas bien. Avec ce projet, le patient sera soit à l’hôpital soit en ambulatoire, les deux sous contrainte. Notre éthique de soignant nous semble menacée, nous devenons des machines à contraindre.
Oui, les gens seront envoyés chez eux et le protocole sera respecté pour les soins à domicile. S’ils se suicident, personne ne s’en inquiétera. Il faudra se protéger en remplissant correctement les feuilles : avec la réforme Bachelot Hôpital Santé Territoire, les praticiens hospitaliers, pour une partie de leur salaire, seront rémunérés en fonction de leur activité et de leur “excellence”. Si vous appliquez bien le protocole, tout ira bien. En revanche si vous êtes un peu inventif et que vous essayez d’être au plus près des patients, vous risquez de devoir détourner une loi inique et de fait, vous serez moins bien payé que celui qui applique le protocole à la lettre. J’ai entendu dire d’un médecin dont le patient s’était suicidé en chambre d’isolement qu’il était encore heureux qu’ils aient respecté le protocole… Autre cas de procédure, le casier psychiatrique, qui pour le moment n’est pas confirmé. Il était proposé que les patients, en hospitalisation d’office, qui passent par une unité pour malades difficiles (UMD) ou qui ont été hospitalisés d’office en prison, aient un dossier de données les concernant, comme une sorte de listing informatique qui donnerait tous les lieux où le patient a été traité à chaque fois qu’il verrait un psychiatre. Guy Lefranc, rapporteur UMP pour l’Assemblée Nationale, expliquait qu’il pourrait y avoir un droit à l’oubli à partir de dix ans.
Certains pensent actuellement que la psychiatrie est une spécialité médicale comme les autres. Or la psychiatrie est l’âme de la médecine. Ceux-là sont les premiers à parler de mise en place de soins comme dans les disciplines qui traitent de pathologies chroniques de type diabète. Pour eux, il faut être scientifique et réaliser des protocoles. Les rapports en santé mentale vont dans ce sens depuis une dizaine d’années, et notamment avec celui de l’OPEPS en 1998 qui explique qu’avec les progrès de l’imagerie médicale et des neuro-sciences, la partition entre neurologie et psychiatrie, datant de 1968, n’est plus de mise. Or depuis 50 ans, les modalités de soins sont les mêmes. Effectivement il y a de nouveaux termes comme psycho-éducation, éducation thérapeutique, etc… mais les traitements médicamenteux n’ont pas changé et les IRMs ne servent qu’à effectuer des diagnostics différentiels.
La question de la parole est mise à mal : qu’en-est-il du désir du sujet, de la personne qui se place dans sa propre existence ? Il faut penser le secteur comme un dispositif qui permet que des liens de confiance se créent. Ce n’est pas juste une histoire de gènes. Certains patients autistes avec des problèmes génétiques sous-jacents ne sont pas mieux pris en charge avec les médicaments.
On pense qu’avec nos techniques modernes on peut à présent éradiquer la folie. On a tous une part de folie en nous et il y a certaines personnes que la folie a rendu fous, ce sont nos patients.
Illustrations Flickr CC Madjan et Xtof
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Le déclin de la psychiatrie française par Grégoire Osoha
Pénurie de lits : les HP HS par Pierre Ropert
]]>Je suis arrivé en psychiatrie par hasard, pour raisons « alimentaires », au début des années 1980. Quand j’ai commencé, je n’y connaissais rien ; pour moi, la psychiatrie n’était que la prise en charge de patients exclus de la société pour des raisons mentales. Une maladie mentale n’existait alors à mes yeux que si elle était visible : l’autisme, les gesticulations, les cris…
Pendant un an et demi, j’ai été affecté dans un service où on plaçait les patients les plus difficiles, ceux posant problème dans les autres services. Cela a été ma première confrontation à l’horreur de l’asile et à la maltraitance : comme pour les policiers dans les commissariats ou les gardiens en milieu pénitencier, la peur avait transformé certains infirmiers en sadiques. Après avoir alerté ma direction, j’ai été muté dans un autre service. J’y ai découvert une nouvelle façon de travailler, s’appuyant notamment sur les entretiens médicaux à visée thérapeutique et accordant une vraie place à l’infirmier dans le traitement des patients. Je me suis alors passionné pour la discipline.
De 1982 à 1998, j’ai accompagné et participé à toute une évolution de la psychiatrie, symbolisée par la fermeture d’hôpitaux psychiatriques. Se développait en effet un pôle extra-hospitalier, avec pour ambition de déplacer le soin dans la Cité, auprès des gens. Des patients habituellement hospitalisés pouvaient enfin vivre chez eux, en voyant un infirmier régulièrement. D’autres, adressés par des assistants sociaux et des médecins généralistes, fréquentaient les centres d’accueil thérapeutiques nouvellement ouverts : il s’agissait de petites unités de soins, avec quelques lits d’hospitalisation, une équipe d’infirmiers et des médecins. Nous y effectuions le même travail qu’à l’hôpital, mais avec une plus grande souplesse. Notamment parce que nous étions peu ou prou situés en bas des immeubles où habitaient les patients – et non à trente kilomètres en banlieue parisienne, « là où on met les fous ». Être admis en hôpital psychiatrique a toujours été compliqué, se faire traiter dans ces centres était beaucoup plus simple.
Ces centres d’accueil et de soins offraient donc une réelle proximité et une vraie disponibilité. Ils changeaient du même coup l’image de la psychiatrie chez les patients, qui acceptaient plus naturellement d’être suivis et honoraient davantage leurs rendez-vous. La famille, l’entourage et le patient pouvaient dédramatiser les soins, s’y rendre étant moins stigmatisant que d’être « hospitalisé à Sainte-Anne ». Et ces centres permettaient – enfin – de désengorger les hôpitaux, et donc d’en améliorer les conditions de travail. Ce n’est plus du tout le cas, désormais ; à l’hôpital, on ne fait plus que gérer des lits. À partir de 16 heures, tous les cadres passent leur temps au téléphone pour trouver un lit où faire dormir leurs patients, le nombre de places disponibles étant insuffisant.
Pour les infirmiers aussi, les choses étaient différentes en centre d’accueil : nous étions autonomes. Il ne s’agissait pas seulement d’appliquer les prescriptions du médecin, mais d’effectuer un réel travail collectif. Nous échangions avec le reste de l’équipe, et nous pouvions donner des rendez-vous ou recevoir les patients. Une période grisante.
La situation a commencé à se dégrader au début des années 1990, avec le développement d’une gestion purement comptable de l’hôpital. Notre ministère a diminué le budget alloué, et les gestionnaires se sont rendus compte qu’un centre d’accueil de cinq lits nécessitait autant d’infirmiers qu’un service de vingt lits à l’hôpital – sans prendre en considération le nombre d’hospitalisations lourdes et de rechutes que ce système permettait d’éviter…
L’administration a alors progressivement fait fermer les centres d’accueil. Pour cela, il suffisait que les gestionnaires ne leur donnent plus les moyens de fonctionner 24 heures sur 24 : au bout d’un moment, le principe était vidé de sa substance. Quand il ne restait plus qu’un bâtiment avec trois lits, sans personne pour s’en occuper, les gestionnaires triomphaient : « Vous voyez bien que ça ne marche pas : il faut fermer ! »
Autre étape importante, la suppression de la spécialisation « psychiatrie » pour les infirmiers en 1992. Bernard Kouchner, alors ministre de la Santé, a justifié cette décision par une exigence d’uniformisation européenne ; une directive européenne précisait pourtant que la formation française des infirmiers en psychiatrie était de grande qualité et invitait les membres de l’UE à s’en rapprocher… En fait, cette suppression permettait surtout de faire des économies.
Depuis 1992, donc, tous les infirmiers suivent le même cursus, avec seulement quelques cours de psychiatrie. Aujourd’hui, quelques infirmiers généralistes, passionnés par la psychiatrie, réussissent bien à se former rapidement une fois embauchés dans les services spécialisés, mais d’autres choisissent les services psychiatriques par défaut, parce qu’il faut bien gagner sa vie, et ne sont souvent pas à la hauteur. Le constat de l’insuffisance des formations étant unanime, le début des années 2000 a vu fleurir un certain nombre de « boites de formation » privées, censées compenser ces lacunes.
De toute façon, ce diplôme d’infirmier psychiatrique a toujours été considéré comme un « sous-diplôme ». À sa suppression, en 1992, les anciens diplômés – comme moi – n’ont pas eu le droit d’aller travailler dans les hôpitaux généraux. Grosso modo, cela voulait dire que les « sous-hommes » étaient soignés par des « sous-infirmiers ». Aujourd’hui encore, si je vois quelqu’un se faire renverser par une voiture, je n’ai pas le droit de lui poser une perfusion ni de lui prodiguer des soins… alors que je suis autorisé à le faire pour une personne hospitalisée en psychiatrique. Qu’est-ce que ça veut dire ? Que c’est moins grave si je me trompe ?
Au début des années 1990, on a aussi assisté à l’introduction dans les hôpitaux de la « démarche qualité » – pure importation de l’industrie – avec son lot de protocoles et procédures. Procédure pour un patient qu’on accueille, procédure pour un patient qu’on emmène en chambre d’isolement, etc… C’est rassurant : tu remplis des formulaires, tu coches des cases ! Peu importe que des termes comme « phobie » ou « obsession » n’aient pas de frontières étanches, puisqu’il s’agit de créer une classification des maladies mentales pour que les gestionnaires puissent s’y retrouver. L’idée est de coder le patient. Aujourd’hui, un malade est 810.12 – « alcoolique à tendance dépressive ». C’est idiot : avant d’être « alcoolique à tendance dépressive », le patient est d’abord un homme ou une femme, qui a cinquante ans ou dix-huit, qui a tel passé, tel parcours…
Voici le genre de raisonnements qu’on pouvait entendre de la part des gestionnaires : « Vous, pour un 312.25, vous avez une DMS (durée moyenne de séjour) de dix-huit jours. Le service d’à côté est à neuf jours. Donc, vous merdez. Réduisez votre DMS ». Pour cela, il suffisait de bourrer le patient de médicaments anesthésiants, et le tour était joué… Il s’est ainsi clairement opéré un passage de la gestion des patients à la gestion du budget. Le ministère réduisait le budget alors que les besoins – eux – ne diminuaient pas.
Derrière tout cela, il y a l’idée de ne pas reconnaître la spécificité de la maladie mentale. Il est beaucoup plus simple de se dire que la schizophrénie est un virus ou un problème génétique contre lequel il suffit d’inventer un médicament. D’autant que cette vision des choses est soutenue par des laboratoires pharmaceutiques – eux-même en partie à l’origine de cette classification des pathologies, pour pouvoir dire : « Tel type de maladie ? Tel médicament ! » Avec des résultats parfois désastreux. Si on prend l’exemple de l’hyperactivité – dont je ne nie pas les symptômes –, on s’aperçoit que les laboratoires proposent des médicaments ayant des effets « visibles » à brève échéance mais qui s’avèrent calamiteux à plus long terme. Le fond du problème tient à la place prépondérante occupée par les labos dans le milieu hospitalier. Il n’y a qu’à voir le nombre de formations qu’ils y dispensent ou « sponsorisent » : lorsqu’ils parlent de certains de leurs cours, les internes en médecine parlent du « cours Lilly » ou du « cours Janssen »…
En 2003, la profession a organisé les États-généraux de la psychiatrie, qui ont débouché sur une série de recommandations remises au ministre de la Santé, Jean-François Mattei. Il n’y a rien compris… La lutte s’est ensuite intensifiée après un discours de Nicolas Sarkozy à Antony, en décembre 2008. En réaction à l’assassinat d’un jeune homme à Grenoble par un patient sorti d’un hôpital psychiatrique, le président proposait des mesures ultra-sécuritaires, comme le recours à la vidéo-surveillance ou à des bracelets électroniques. Il faut savoir qu’un tel discours a des effets désastreux, même quand il n’est pas suivi de mesures concrètes. Il pousse par exemple les préfets à refuser les autorisations de sortie des patients, et il devient très compliqué de faire sortir un malade pour travailler progressivement à sa réinsertion.
De mon côté, j’ai cru que la résistance pouvait venir des syndicats, et j’ai été longtemps syndiqué et militant syndical. Avant d’en avoir ras-le-bol, tant le syndicalisme se résume souvent à la défense d’intérêts individuels, plutôt qu’être un engagement ou une vue politique. Je me suis alors investi dans une association œuvrant pour la recherche en psychiatrie – une autre manière d’essayer de changer le système. Un des faits d’arme de cette association, même si nous avons finalement perdu le procès, a été de porter plainte contre une dizaine de pneumologues après l’explosion de l’usine AZF à Toulouse. Ces médecins avaient refusé l’installation temporaire des patients des services de psychiatrie dans leur service avec des termes odieux – « gens bruyants », « sales », « qui peuvent mettre le feu »…
Aujourd’hui il y a des mouvements de résistance à cette casse du service public de psychiatrie, impulsés par les soignants ou les patients, voire par leurs familles. Mais ils se heurtent à deux écueils majeurs. Les guerres de chapelles, si chères à des générations de psychiatres prompts à s’excommunier pour soigner leurs égos. Et l’image de la maladie mentale auprès d’une population qui, faute d’information, n’est pas prête à accepter la libéralisation des soins et la présence de malades mentaux dans les rues.
J’ai d’abord fait une « pause » en partant en mission humanitaire, ça m’a beaucoup changé. Sauf qu’au retour, l’attitude de la direction à mon égard avait également changé… Il ne s’agissait pas d’une opposition frontale, mais de petites brimades successives : interdiction de faire visiter le service à un collègue rencontré lors de la mission, refus d’une demande de formation, suppression de mes tickets restaurant…
La direction prenait ainsi sa revanche sur mon activité syndicale et sur un épisode qu’elle n’avait pas digéré. À une époque, en raison de la gestion désastreuse de l’hôpital et de la recherche permanente d’économies, il y avait une pénurie de seaux hygiéniques pour les patients enfermés en chambre d’isolement – et donc sans accès aux toilettes. L’un d’entre eux devait même déféquer sur un drap posé par terre… Là, j’ai dit non : j’avais connu l’asile en 1982, je ne voulais pas le revivre vingt ans plus tard. Avec quelques collègues, nous avons donc alerté les médias. Toute la presse nationale a débarqué, mais ses membres n’avaient retenu que l’angle du sensationnel. Nous dénoncions « la maltraitance des patients par l’hôpital », eux avaient compris « la maltraitance des patients par les infirmiers ». Et ils venaient voir qui étaient les infirmiers ayant torturé des patients… Une journaliste de M6 à qui j’expliquais nos positions m’a répondu : « Mais ça n’a aucun intérêt. Pourquoi ameutez-vous tout ce monde ? »
Les collègues ayant ouvert le service à la presse ont été sanctionnés de manière indirecte pendant des années. J’avais témoigné à visage découvert, donc forcément… Côté « maltraitance », suite à notre « raffut », une commission d’enquête avait été nommée. Mais le jeu était faussé, sa mission consistait à enquêter sur la sécurité des chambres d’isolement. Ses membres ont donc vérifié qu’il y avait bien des alarmes à incendie, des vitres blindées, etc. Une honte.
C’est tout cela qui m’a amené à démissionner. Je reste un citoyen attentif et averti, mais je ne veux plus participer à cette évolution. Ni assister à de tels retours en arrière.
Ces derniers sont légions. Prenons l’exemple du maintien des patients à domicile : le principe est bon s’il s’inscrit dans le cadre du soin, avec une ou deux visites par jour ; sauf que dans les faits, il s’agit plutôt de refus d’hospitalisation et de non-assistance à personne en danger par manque de places à l’hôpital. Autre exemple : la « garde à vue psychiatrique », soit la possibilité de garder un patient 72 heures en observation. En soi, ce n’est pas une mauvaise idée, car elle permet d’optimiser l’orientation du patient. Mais dans le dispositif mis en place, il s’agit d’une « vraie » garde à vue : si le patient s’en va pendant cette période, les autorités considèrent qu’il s’agit d’une évasion. C’est révélateur.
La peur du fou est très répandue dans la société. Et politiques et médias n’hésitent jamais à l’attiser. C’est ainsi ce qu’ils font en nommant évasion le fait qu’un patient prenne la tangente, au lieu d’évoquer une sortie sans autorisation. Il ne s’agit pourtant pas d’un enfermement, mais d’une hospitalisation sous contrainte… L’enjeu de la terminologie utilisée par la presse ou par les politiques est ici fondamental.
Les hôpitaux psychiatriques sont des lieux de non-droit, où des patients sont privés de leur liberté et enfermés pendant des semaines sans que la justice n’ait son mot à dire. La France est d’ailleurs régulièrement condamnée par la Commission européenne des droits de l’homme. Théoriquement, il existe bien des instances de contrôle comme la CDHP , qui peut être saisie par n’importe qui. Sauf que c’est du bluff ! Le contrôleur de la CDHP est le médecin-chef du service d’à-côté, il reçoit une lettre d’un patient et appelle son copain : « Tiens, j’ai eu une lettre d’un de tes malades. » Réponse du copain : « Il est complètement fou. La dernière fois qu’il est sorti, il a fait ceci, cela… » Au final, il y a une proportion infinitésimale de patients qui sortent d’hospitalisations par ce biais.
La psychiatrie surfe en ce moment sur une dérive sécuritaire, issue en bonne part de la réaction des politiques à des faits divers. À l’image de l’introduction de la Protection des travailleurs isolés (PTI) dans les hôpitaux, après une intervention de Nicolas Sarkozy. Il s’agit d’un dispositif se présentant comme un téléphone, avec un bouton sur lequel appuyer en cas d’agression, d’incendie… Il est aussi muni du dispositif dit de « l’homme mort », qui se déclenche quand le boîtier reste trop longtemps à l’horizontal. Aller bosser le matin en se disant « Tiens je prends mon boîtier ‘homme mort’… », c’est l’horreur ! Et je connais pourtant des anciens collègues qui en sont satisfaits…
Utiliser un dispositif PTI, c’est accepter qu’on n’augmente pas les effectifs. Qu’on remplace un collègue par un boîtier. Le problème est que les infirmiers refusant ces pratiques se retrouvent dans des situations délicates. Le jour où ils se font agresser – parce que ça peut arriver –, l’incident ne sera pas considéré comme accident du travail. C’est vicieux.
Le sécuritaire, c’est aussi l’explosion depuis quinze ans des hospitalisations sous contraintes (d’office et à demande d’un tiers). Quand une mamie déjantée dérange le voisinage, on ne réunit plus le service social, la famille et les voisins ; désormais, on préfère signer un certificat d’hospitalisation d’office. Et on enferme des gens qui auront du mal à sortir. Parce qu’il y a très peu de structures d’accueil pour organiser les sorties. Et parce qu’il est obligatoire de régler l’hôpital avant de le quitter ; le montant du forfait hospitalier étant par exemple plus élevé que celui de l’allocation adulte-handicapé, cela peut se révéler très difficile pour certains.
Le sécuritaire, ce sont aussi les caméras dans les chambres d’isolement – c’est pourtant idiot : quand un patient ne va pas bien, il faut davantage de présence, et non une caméra. Ce sont les bracelets électroniques, pour être sûr qu’un tel n’est pas sorti d’un périmètre donné – ce qui permet d’éviter de le faire accompagner par un infirmier ou un aide soignant. C’est l’augmentation des refus préfectoraux de sorties à l’essai. Pour résumer : c’est l’enfermement maximum.
Photos CC FlickR Abode of Chaos, harry_nl
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Image de Une : création et photo : Pascal Colrat (cette image n’est pas en Creative Commons)
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