Nous avons demandé à deux spécialistes de la formation aux médias de réagir au billet d’Andreas Kluth sur la non-crise des médias. Voici la contribution de Bruno Devauchelle, formateur chercheur au CEPEC de Lyon, qui étudie l’intégration des TIC dans l’enseignement, la formation et l’éducation. Il aborde la question du point de vue des jeunes.
Ce n’est pas parce que l’information est accessible facilement que l’on est informé. Ce constat qui peut sembler une évidence prend une autre couleur si l’on y introduit la dimension des vecteurs de l’information que sont les médias. L’information ne se réduit pas aux médias et cela depuis toujours (les médias sont une invention assez récente). Depuis que les médias (et ici on désignera média tous les vecteurs de l’information qui fonctionnent en flux et qui diffusent à une large population, médias de masse, à partir d’un support ou d’un dispositif technique) se sont développés, une organisation s’est mise en place de manière à les inscrire durablement dans le paysage.
Or une technique nouvelle vient à remettre en cause cette organisation et donc potentiellement les médias. Il y a bien crise des médias, mais pas pour ce qui est de l’information, la crise prend surtout la couleur de la sur-information dans un cadre de sur accessibilité. Autrement dit chacun de nous n’a jamais été aussi près de l’information depuis qu’Internet met en difficulté tous les intermédiaires en se substituant progressivement à la plupart d’entre eux en tant que vecteur de distribution d’une part et en tant que support d’élaboration d’autre part. Autrement dit on peut désormais se passer de la plupart des intermédiaires humains pour fabriquer l’information ou pour y accéder…
Cet état de fait pose la question des compétences nécessaires pour “bien vivre” dans un tel contexte. Des blogueurs journalistes, comme Andreas Kluth, sont les premiers à se sentir bien dans cet univers car ils ne se rendent pas compte qu’ils maîtrisent la plupart de ces compétences. Mais qu’en est-il du reste de la population et en particulier des jeunes ? Cette question est celle qui s’impose aujourd’hui au système scolaires, aux parents, bref à tous les éducateurs.
Le système scolaire français a une histoire déjà ancienne par rapport aux médias. Rappelons le travail fait au CES de Marly le Roi à partir de 1965 a propos de la télévision et les nombreuses expérimentations qui ont suivi ensuite dans ce domaine. Aujourd’hui le CLEMI est la structure nationale de référence dans le domaine avec la célèbre “semaine de la presse” qui chaque année rappelle aux établissements l’importance de cette éducation. Et pourtant rapport officiel, après rapport officiel, on ne peut que constater que l’éducation au média reste quelque chose de difficile à cerner dans les pratiques scolaires réelles. Ce n’est pas la volonté qui manque, il y a bien longtemps que les CDI, les programmes de français, d’histoire etc… ont évoqué la place à donner aux médias. Depuis l’avènement d’Internet, il en est de même, tout comme avant avec le développement de l’informatique à partir de 1985.
Le problème principal que l’on peut aisément observer c’est que les médias de masse traditionnels n’ont pas réellement pris place dans les pratiques quotidiennes des enseignants. La prééminence de l’écrit et du livre ont longtemps rejeté ces médias à la marge de l’école. Avec l’informatique et Internet les choses sont un peu différentes et encore en pleine évolution. Les derniers rapports publiés dans ce domaine (MM. Fourgous, Apparu etc…) sont tous hésitants sur les axes à prendre : informatique, médias, internet…
Ce sur quoi ils sont d’accord, c’est la place que l’école doit tenir dans cette éducation, mais jamais il ne vont au delà des propositions, sans jamais tenter d’infléchir officiellement ce qui est fondamental dans le système scolaire : la forme de l’enseignement. On observe depuis de nombreuses années des équipes innovantes, des pistes d’activités intéressantes, mais delà à ce que cela soit transféré au cœur de l’organisation scolaire, il y a un écart jamais franchi au cours de l’histoire.
L’histoire récente et pourtant déjà ancienne du B2i (brevet informatique et Internet, NDLR) n’a pas permis de mettre en évidence une évolution quotidienne des pratiques, suffisamment partagée au sein des établissements pour apercevoir une évolution réelle. Or le B2i, parce qu’il n’impose rien (sauf depuis son inclusion dans le socle commun), laisse les équipes libres de ne pas s’en emparer… La récente réforme du lycée qui entrera en vigueur à la rentrée prochaine n’apporte pas beaucoup plus d’éléments, oubliant même la place du B2i lycée, pourtant considéré comme obligatoire depuis près de trois années…
Au final, la responsabilité de l’éducation aux médias et à Internet est renvoyé à la culture des enseignants eux-mêmes. Dans ce domaine, les plus actifs sont souvent les enseignants documentalistes. Relayés par d’autres disciplines qui s’associent souvent à la marge à cette éducation (même le français… dans les programmes duquel cette éducation à l’image est pourtant inscrite), ces enseignants animent souvent au sein de l’établissement une dynamique autour de ces objets qui reposent la question plus large de la formation à l’information-communication. Car le vrai déficit dans le système éducatif français est celui qui concerne une véritable culture des enseignants dans ce domaine pourtant aussi ancien à l’université que les sciences de l’éducation.
Si l’idée de former les enseignants au technologies de l’information et de la communication dès l’entrée dans le métier, on s’aperçoit que cette formation est très inégale et surtout qu’elle est souvent attirée du coté technique et très peu du coté culturel. Or la dimension culturelle reste quelque chose qui n’est pas clairement affirmé, et surtout pas clairement proposée dans les établissements scolaires, parce que difficile à cerner et qui impose des approches nouvelles. C’est ce qui fait que l’on privilégie souvent en milieu scolaire l’approche technique avant l’approche par les usages et les cultures d’usage. L’exemple de la mise à l’écart de la télévision du monde scolaire alors qu’elle prenait place dans le quotidien de chacun est encore fortement présent dans les réflexes vis à vis des TIC, d’Internet.
Quelques pistes de travail peuvent être envisagées et sont déjà visibles dans les pratiques pionnières :
- L’éducation aux médias et à Internet doit d’abord s’appuyer sur le projet de produire et d’utiliser et pas seulement sur le projet de la seule éducation critique. D’ailleurs comment faire une éducation critique sans aborder le travail de conception ?
- De plus cette éducation doit s’appuyer d’abord sur les pratiques sociales des élèves avec comme mission d’aider les jeunes à construire des repères à partir de ces pratiques et ensuite d’inciter les jeunes à explorer de nouvelles directions et ne pas seulement se contenter de proposer des objets de travail scolarisés (autrement dit des activités rentables scolairement)
- Puis cette éducation doit d’abord interroger les adultes (enseignants, parents, éducateurs,…) sur leurs propres pratiques et leurs propres responsabilités dans le déploiement de ces outils et de l’éducation qui va avec. Cette interrogation doit d’abord éviter le discours qui diabolise les pratiques des jeunes, mais plutôt s’attacher à comprendre l’articulation entre organisation sociétale proposée par les adultes et pratiques médiatiques des jeunes
- Enfin cette éducation doit aussi s’appuyer sur des modèles pédagogiques qui se modifient du fait de ces outils au lieu de tenter de les intégrer (c’est à dire de les formater) comme des objets étrangers, sans changer les modèles pédagogiques. Pour ce faire on pourra aussi s’appuyer sur des travaux de sciences de l’information et de la communication et aussi des sciences cognitives, qui apportent de nouvelles connaissances permettant d’envisager des évolutions pédagogiques pertinentes.
D’autres pistes pourraient être explorées, mais pour l’instant cette éducation reste de la seule responsabilité individuelle de l’enseignant et tant qu’elle ne sera pas réellement soutenue par une vision claire et un projet fort, elle se cantonnera à des séries d’actions ponctuelles et pionnières, oubliant la mission première de l’école : permettre à tous les jeunes de s’insérer dans la société telle qu’elle est et telle qu’elle devient et non pas dans une société abstraite, idéalisée, telle qu’elle aurait pu être…
]]>La traduction du billet d’Andreas Kluth
L’interview de Divina Frau-Meigs, un autre point de vue sur le billet d’Andreas Kluth
Sur le rapport Fourgous, l’analyse de Skhole.fr : De la prise de conscience salutaire à l’idolâtrie imprudente
Le 15 février dernier, le gouvernement a annoncé la préparation d’un plan visant à moderniser l’Éducation nationale. Les principales mesures de ce plan seront inspirées du Rapport Fourgous (pdf) sur le développement du numérique à l’école.
Sans rentrer dans les détails, je vous propose une lecture transversale de ce rapport.
Le premier constat sur lequel ce rapport se base est que les investissements dans l’équipement matériel ne suffit pas. Et l’on peut difficilement ne pas être d’accord : donner les outils, c’est bien, encore faut-il former nos jeunes à les utiliser. D’ailleurs, les outils informatiques sont de toute façon déjà partout : à l’école comme à la maison, et pour certains même dans leur poche… Là n’est donc plus vraiment l’enjeu. il faut donc former à l’usage de ces outils…
On a beau dire que la jeune génération, les « digital natives » qui sont « nés le clavier dans les mains », est plus à l’aise avec ces outils, encore faut-il enseigner les bonnes pratiques… À ce titre, la lecture de cet article écrit par un professeur d’informatique est très édifiante :
Il semble qu’une nouvelle vague d’étudiants arrive en écoles d’art, des étudiants « post-micro-informatique », relativement malhabiles face aux logiciels bureautiques ou de création, auxquels ils ont pourtant eu accès au collège. Cette observation récente et empirique semble confortée par les travaux de chercheurs de la Fondation Travail et Technologie de Namur, auteurs d’une étude évoquée par une interview pour le journal Le Monde, étude qui tend à établir qu’une partie des adolescents et des jeunes adultes manquent d’aisance avec les outils informatiques dont ils disposent pourtant et dont ils sont quotidiennement consommateurs.
Ouch !
Ne soyons donc pas naïfs quant à la nature de ces générations Y (ou je ne sais quoi « natives ») : il y a un réel besoin de formation aux usages, mais pas seulement. Il y a en effet un décalage flagrant dans le fait que les jeunes sont certes accoutumés à manier une souris et un clavier, mais qu’ils n’ont pas forcément conscience du changement profond que ces outils apportent (justement parce qu’ils ont toujours connu ces outils). Ils n’ont pas connu la transition comme les générations précédentes.
C’est là que le rôle des éducateurs est crucial : eux ont le recul nécessaire : ils ont connu l’ancien monde… mais ils doivent encore pour la plupart acquérir la perspective numérique.
Et c’est là que le rapport Fourgous a vu juste : miser sur l’éducation des professeurs au même titre que celle des élèves. Cela semble de bon sens, pourtant la tentation a été grande jusqu’à présent de vouloir les court-circuiter pour s’occuper directement les soit-disant premiers intéressés à savoir les jeunes.
Il semble indéniable que ce rapport va dans le bon sens. Pour autant, comme je tiens souvent à le souligner, le numérique est un enjeu qui dépasse bien souvent les considérations traditionnelles. Il nous amène à repenser en profondeur chaque couche du système actuel. Il en est de même pour le vaste sujet de l’éducation 2.0. Peut-être faudra-t-il aller plus loin que le simple enseignement de l’utilisation des outils numériques. Peut-être faudrait il apprendre à penser le numérique ?
À ce titre, je vous invite vivement à lire l’article de Henri Verdier sur ce sujet, qui, je ne peux le cacher, m’a inspiré cette réflexion et dont je vous propose un extrait :
Je crois qu’on a tort de réduire la question du numérique à un problème d’équipement, de ressources, de formation et de volontarisme. Notre système éducatif a été bâti au nom d’objectifs bien précis, autour d’une stratégie d’industrialisation des processus éducatifs bien précise. Et il tient assez bien depuis Jules Ferry. Dans ce cadre, le numérique peine à trouver une place, parce que les nouvelles technologies n’apportent jamais de gain d’efficacité dans une organisation si elles ne sont pas accompagnées d’une réorganisation.
L’usine, le bureau, l’armée ou le bloc opératoire de 2010 n’ont rien à voir avec leurs ancêtres de 1910. Les grands principes d’organisation de l’école sont les mêmes. Aucun changement radical ne se produira dans les écoles sans un changement de même ampleur.
Et comme on ne décrètera pas ces changements d’un trait de plume, et comme on va devoir expérimenter et innover, il va falloir commencer par la mère de toutes les réformes : faire confiance aux enseignants, leur donner une liberté d’organisation, leur donner latitude de faire bouger les organisations, voire en partie les programmes. Et comme on veut garantir l’égalité républicaine, il va falloir inventer des processus d’accompagnement de ces expérimentations et repenser l’encadrement et les inspections. Et comme tout ceci coûte cher il va falloir assouplir les possibilités d’investissement des établissements scolaires et des enseignants eux-mêmes. Et à tous les étages il va falloir mettre des degrés de liberté. [Lire la suite]
En d’autres termes, l’écueil serait de vouloir apprendre aux jeunes à utiliser des outils nouveaux… avec des vieilles méthodes et un contexte obsolète…
L’esprit “2.0″ ne peux pas s’enseigner comme on apprend le théorème de Pythagore. En revanche, il peut se transmettre subtilement en s’intégrant dans l’esprit du système d’éducation de demain. Ce n’est pas encore l’heure de la récré M. Chatel !
Parole d’un vieux de 21 ans (sic) !
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Article initialement publié sur Tête de Quenelle !
Photo CC Flickr Dean Terry
Bien que le rapport Fourgous ne soit pas, loin s’en faut, le premier du genre sur le sujet, il a le mérite à nos yeux de relancer le débat, en effet nécessaire, sur l’école à l’ère du numérique, et notamment d’appeler à une politique globale et ambitieuse en la matière, qui ne saurait se résumer ni à la question de l’équipement des établissements et des élèves, ni à celle de l’éducation aux médias. Notons en particulier l’accent mis à juste titre sur la formation des enseignants à tous les niveaux d’une part, sur l’importance d’une politique des ressources ou des contenus d’autre part. De ce point de vue, certaines préconisations ponctuelles du rapport nous semblent aller dans le bon sens, en particulier celles visant à faciliter, organiser et évaluer les nombreuses expérimentations déjà existantes.
Mais cette nouvelle prise de conscience salutaire prend bien souvent dans le rapport Fourgous la forme d’une naïve et imprudente idolâtrie des TIC, et ce dès le préambule du texte qui dessine de manière emphatique les contours d’une société futuriste entièrement imprégnée d’objets technologiques, et par là libérée de la pénibilité du travail, collaborative et productrice d’ « intelligence collective », au sein d’une « conscience planétaire » enfin pacifiée par la technologie. De manière générale, le défaut principal de ce rapport est de ne faire pratiquement aucune place aux travaux critiques sur les nouvelles technologies, et de promouvoir ainsi non une véritable prise en main des TIC par le système scolaire, mais l’adaptation rapide et radicale de celui-ci aux besoins de l’ « économie de la connaissance », dans la droite ligne des recommandations de l’OCDE.
Ceci se marque d’abord par une présentation exclusivement et excessivement positive des effets cognitifs et sociaux supposés de l’usage des nouvelles technologies à l’école : faisant fi de toute objection et même de toute nuance, M. Fourgous assure que l’utilisation généralisée des TIC à l’école entrainera à la fois et nécessairement une plus grande motivation des élèves, de meilleures pédagogies et de meilleurs apprentissages, l’adaptation du système éducatif à chaque élève, un « renforcement de la relation enseignant-apprenant » et de la « confiance mutuelle » entre les élèves, la diminution des inégalités et de l’échec scolaire, etc. Bref, la solution miracle – le magic bullet – à la plupart des problèmes supposés de l’école. Or, selon nous, c’est d’une réflexion beaucoup plus nuancée, complexe et critique, qui montrerait la profonde ambivalence de ces technologies et de leurs développements, qu’il faudrait partir pour définir la juste place à leur accorder au sein du système scolaire. De nombreuses études, que ne cite pas la mission Fourgous, soulignent en effet le taux croissant d’exposition aux medias des jeunes générations et alertent sur ses conséquences possibles en termes de capacités cognitives et de comportement ; d’autres montrent qu’usage intensif ne rime pas forcément avec pratique intelligente, critique et éclairée, soulignant la tendance au conformisme et le rapport profane voire quasi magique qui caractérisent l’attitude de bien des « natifs du numérique » à l’égard des TIC. Sans pour autant bien sûr s’en contenter, il n’est pas raisonnable ni objectif de ne tenir aucun compte de ces études et de ces points de vue, surtout quand il s’agit de définir les missions de l’école en la matière. En effet, ne peut-on penser qu’un système éducatif public digne de ce nom devrait non pas chercher coûte que coûte à rattraper son prétendu « retard » sur les évolutions de la société, ce qui revient à s’y adapter plus ou moins passivement, mais à jouer activement un rôle propre et autonome, assurer une mission régulatrice, prescriptive et en quelque sorte « thérapeutique » en matière d’usage des nouvelles technologies ? Bref, pour nous, s’il faut en effet que l’école pour ainsi dire se « numérise », il faut qu’elle le fasse avec circonspection et dans l’optique explicite d’une « alphabétisation » numérique bien comprise, qui ait pour ambition de convertir ces techniques en véritables instruments de savoir et d’émancipation. Or cela suppose de ne pas adopter sans plus les standards définis pour l’essentiel par les industriels du secteur – largement auditionnés par la mission – ni de se laisser trop charmer par les argumentaires idylliques de leurs services marketing. Notre véritable devoir à l’égard des jeunes générations est de leur donner les moyens de construire une solide culture numérique et de les former à des pratiques éclairées des nouveaux medias, non d’accompagner aveuglément voire d’accroître leur soumission déjà grande à l’égard de l’univers des iPod, MSN et autres Facebook.
Or, le rapport de la mission Fourgous met largement en avant les nécessités et les intérêts économiques comme étant les raisons et les finalités essentielles justifiant la numérisation accrue de l’école. Il s’agit d’abord d’assurer la formation de la population dont a besoin l’ « économie de la connaissance » pour se développer, c’est à dire d’une main d’œuvre ayant d’une part « les compétences attendues aujourd’hui sur le marché du travail », et d’autre part disposée à s’adapter facilement aux évolutions de plus en plus rapides de l’innovation. Du point de vue de la puissance publique, il s’agit aussi à travers le développement des TIC d’améliorer « l’efficacité de l’administration et de la gestion des établissements scolaires », de renforcer « la formation des chefs d’établissement (…) au management et à la conduite du changement », de rendre l’école plus « transparente » et plus « réactive » et, sans doute, à terme, de pouvoir faire quelques économies budgétaires en matière de personnel. On reconnaît là la doctrine officielle de l’OCDE et de la Commission européenne en matière d’éducation, telle que définie notamment par la « Stratégie de Lisbonne ». Sans vouloir négliger bien sûr l’importance de ces considérations économiques, ni leur contester toute pertinence, il faut se demander tout de même si elles ont vocation à constituer les premiers principes d’une politique scolaire publique digne de ce nom : l’école a-t-elle à être essentiellement et à chacun de ses niveaux un organisme de formation destiné à anticiper les évolutions du marché du travail et à assurer la croissance économique supposée de demain ? En tout cas, là encore, le rapport de la mission Fourgous nous paraît manquer largement de distance et d’objectivité, en faisant, volontairement ou non, l’impasse sur les points de vue critiques à propos des recommandations de l’OCDE ou encore des conclusions des enquêtes PISA : encore aurait-il fallu pour cela auditionner quelques sociologues, historiens ou philosophes, ce qui, au vu du rapport, ne semble pas voir été le cas…
Sur le plan pédagogique enfin, le rapport Fourgous défend les positions d’une pédagogie « progressiste » assez radicale et peu sophistiquée : la généralisation des TIC, parées de toutes les vertus pédagogiques imaginables, y est explicitement présentée comme une sorte de cheval de Troie qui permettra d’en terminer enfin avec les méthodes « anciennes » d’enseignement « frontal », tenues pour responsables de l’inadaptation du système scolaire français aux évolutions du monde ; ainsi, par la grâce et la pression de l’informatisation, l’enseignant sera contraint de troquer ses vieux habits de maître pour le costume plus moderne de l’« ingénieur pédagogique », dirigeant sa classe à la manière d’une sorte de « start-up » scolaire, véritable incubateur d’intelligence collective. Sur ce chapitre, le moins que l’on puisse dire c’est que le rapport Fourgous ne fait guère preuve d’innovation intellectuelle, réactivant la plupart des stéréotypes éculés et des formules toutes faites d’un constructivisme pédocentrique trop simpliste, que bien des partisans des pédagogies progressistes ont cessé eux-mêmes de mobiliser sans précaution : ainsi, par la magie des TIC, les élèves de passifs deviendront « actifs », construisant par eux-mêmes leurs savoirs de manière autonome et selon leurs propres aspirations, la transmission, s’il en reste, cessera d’être verticale et hiérarchisée, les compétences propres et « l’estime de soi » de chacun sauront être reconnues et développées au sein d’un travail harmonieusement collaboratif, etc. Or, n’est-il pas temps désormais de sortir le débat pédagogique français des ornières et des caricatures de la querelle des « anciens » et des « modernes », des « pédagogues » et des « républicains », et de penser par delà toutes ces oppositions assez artificielles ? Le statu quo en matières de programmes, d’examens et de pédagogie n’est sans doute pas sérieusement envisageable, mais rien n’impose selon nous de penser ces évolutions nécessaires comme entrant en contradiction radicale avec des exigences et des formes historiques de l’école, notamment de nature académique et disciplinaire, le monde digital sur écran renvoyant le monde lettré sur papier au rayon de la préhistoire humaine. Au contraire, si l’on considère que les TIC portent en elles autant de menaces que de promesses, il apparaît essentiel que les exigences « anciennes » d’étude rigoureuse, de rationalité et de connaissance approfondie, soient particulièrement cultivées à l’intérieur des systèmes scolaires contemporains.
Ainsi, comme on le voit, tout en accordant nous-mêmes une grande importance à la question de l’école à l’ère du numérique, nous ne partageons pas vraiment l’enthousiasme qui semble accompagner pour l’instant la remise du rapport Fourgous. Même si celui-ci, comparant le développement du numérique à la révolution de l’imprimerie, semble prendre la mesure de la mutation techno-culturelle ou civilisationnelle en cours et affirme à juste titre la nécessité pour l’école de tenir compte de cette évolution majeure, un grand nombre des postulats de la mission, de ses thèses et de ses arguments, et surtout sa très faible distance critique et sa tonalité quasi idolâtre jettent un certain discrédit sur ses conclusions et ses recommandations. Une réelle ambition en la matière réclamerait selon nous une approche beaucoup moins gestionnaire et utilitariste, et théoriquement plus solide, des véritables chances mais aussi des dangers que porte en elle la révolution numérique.
Le rapport complet de la mission Fourgous est en ligne.
En complément, nous vous invitons à lire les autres articles publiés par skhole.fr sur l’école numérique, qui tous préconisent une approche plus approfondie, nuancée et critique de ces questions.
> Article initialement publié sur Skhole.fr
> Image de une Benjamin Chun sur Flickr
]]>Si vous êtes un lecteur régulier du Framablog, vous n’ignorez pas que c’est une question qui nous taraude depuis plusieurs années (sachant que patience et longueur de temps font plus que force ni que rage).
Or on tient peut-être un début de réponse positive avec le rapport de la mission parlementaire du député Jean-Michel Fourgous sur la modernisation de l’école par le numérique. Sous l’égide d’un autre politique issu du monde de l’industrie, le ministre Luc Chatel, ce rapport ambitieux a pour titre Réussir l’école numérique et il a été remis aujourd’hui même à François Fillon.
70 mesures réparties en 12 priorités dans un document de 333 pages, le moins que l’on puisse dire est qu’ils n’ont pas chômé. Enseignant, étudiant[1], parent d’élèves ou simple citoyen curieux de l’avenir du système éducatif dans la société actuelle de l’information et de la communication, je vous invite à le parcourir à votre tour car il y a beaucoup de choses intéressantes dans ce rapport, que l’on soit ou non d’accord avec les analyses, les constats et les pistes de propositions.
En attendant je me suis permis d’en extraire ci-dessous les quelques trop rares passages concernant plus ou moins directement la ligne éditoriale de ce blog. Parce quand bien même ce soit peut-être, ou sûrement, trop timide (est-ce volontaire ?), j’y vois quand même une avancée significative pour le « Libre à l’école » (expression valise que j’avais tenté de synthétiser dans un court article pour une brochure Sésamath).
Des passages dont ne parlent ni la dépêche AFP (et à sa suite tous les grands médias) ni le Café pédagogique (mais ça on sait pourquoi),
On notera que dans le cadre de la consultation préalable, l’April avait envoyé une lettre détaillée et argumentée à Jean-Michel Fourgous. Ceci participant certainement à expliquer cela.
Enfin n’oublions pas qu’un rapport parlementaire n’est qu’un document de travail qui n’augure en rien des décisions qui seront effectivement prises par le gouvernement. Sans compter, comme le souligne cette fois-ci le Café Pédagogique, qu’une « évolution de cette ampleur nécessite une école en paix, est-ce envisageable si l’austérité vient chaque année dégrader la situation scolaire ? »
Libres extraits du rapport Fourgous
Grâce aux wikis les contenus sont élaborés de façon collaborative. L’encyclopédie en ligne Wikipedia, les wikilivres (création de ressources pédagogiques libres) ou encore les wikicommons (banque de fichiers multimédias) traduisent la naissance de ce que Pierre Lévy appelle une « intelligence collective » où l’internaute passif, simple « récepteur », est devenu un « webacteur », un « élaborateur » de contenus.
Tiens, Wikipédia et quelques autres projets Wikimédia ont droit de cité. Un peu plus loin, page 141, il sera dit que 40% des « digital natives » consultent l’encyclopédie. Et surtout, le rapport ne craint pas de proposer des liens directs vers ses articles lorsqu’il s’agit d’expliciter certains termes (exemples : Machine to machine, Réalité augmentée, Modèle danois, Littératie, Échec scolaire, Ingénieur pédagogique, Pédagogie ou encore Livre électronique). Une telle légitimité officielle est à ma connaissance une grande première dans le secteur éducatif. Serions-nous définitivement en route vers la réconciliation ?
Une note (un peu confuse) est collée aux ressources pédagogiques libres avec un lien Educnet :
Les contenus libres trouvent leurs origines dans le concept de copyleft (en opposition au monopole d’exploitation reconnu par le copyright et le droit d’auteur) né avec les premiers logiciels dit libres car leurs utilisations, copies, redistributions ou modifications étaient laissées au libre arbitre de leurs utilisateurs. L’accès au code source était libre (open source). Cette philosophie du partage et de la promotion du savoir et de sa diffusion s’est propagée ensuite à toutes les formes de créations numériques.
Un paragraphe entier est consacré à des pratiques dont je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi on ne veut pas faire ou voir le lien avec la culture du logiciel libre.
Vers de nouvelles pratiques coopératives et collaboratives
Et pour commencer une citation qui me parle :
« J’ai amélioré ma pratique enseignante parce que je l’ai enrichie de l’expérience de tous les autres »
Est ensuite fait mention des associations d’enseignants, en distinguant dans cet ordre mutualisation, coopération et collaboration (cf ces dessins).
Il n’est pas anodin de remarquer que l’association la plus avancée dans la collaboration, Sésamath pour ne pas la nommer, a depuis longtemps adopté les licences libres aussi bien pour ses logiciels que pour ses contenus. Il y a corrélation, mais le rapport ne le dira pas.
Le travail d’équipe est, de manière traditionnelle, peu pratiqué et non valorisé sur le plan professionnel. L’organisation des établissements et du service des enseignants ne le facilite d’ailleurs d’aucune manière. L’arrivée de l’Internet et des modèles de travail coopératif ou collaboratif bouleversent les habitudes.
En France, des associations toujours plus nombreuses (Sésamaths, WebLettres, Clionautes…) regroupent des enseignants qui mutualisent leurs supports pédagogiques. La mutualisation correspond à la mise en commun et à l’échange de documents personnels. Dans le travail coopératif chaque participant assume une tâche propre au sein d’un projet donné et dans le travail collaboratif, chaque tâche est assumée collectivement. Ainsi, si Clio-collège est un site de mutualisation, Mathenpoche un exemple de travail coopératif, les manuels Sésamaths sont un bon exemple de travail collaboratif.
(…) La mutualisation arrive officiellement dans les académies : dans celle de Versailles, un site, destiné à recueillir les ressources utilisées par les enseignants sur les tableaux numériques interactifs, a été créé. Les enseignants peuvent y partager les fichiers qu’ils réalisent. En attendant, l’interopérabilité de l’outil, les ressources sont réparties selon les marques de TNI.
C’est l’une des rares fois où l’interopérabilité est évoquée dans le rapport. Un gouvernement responsable n’est pas forcément obligé « d’attendre l’interopérabilité ». Il peut la suggérer fortement, voire l’inclure systématiquement dans ses cahiers des charges.
Les échanges et la communication permettent d’aboutir à une production collégiale finale riche et cohérente et les documents numériques deviennent accessibles et téléchargeables par l’ensemble de la communauté éducative.
(…) Le travail collaboratif prend le pas sur la coopération, comme en témoigne l’évolution depuis quelques mois des associations WebLettres et Clionautes vers ce mode de fonctionnement. Internet permet ainsi de faire évoluer la culture enseignante du « chacun pour soi » vers un travail en équipe.
Les associations Weblettres et Clionautes se dirigent donc vers la collaboration. Ma main à couper qu’elles rencontreront les outils et licences libres en chemin.
Un passage important dont le titre est à la fois erroné (« libres de droit ») et peu téméraire (« quelques » avantages) :
Les ressources libres de droit offrent quelques avantages pédagogiques
Quant au corps du paragraphe il a le grand mérite d’exister (Jean-Pierre Archambault est cité dans la note de bas de page) :
Le logiciel libre (gratuit) est mis à disposition des utilisateurs qui peuvent à loisir le modifier ou l’adapter avec pour obligation de le mettre à leur tour à la disposition de tous. Cette technique du « don » permet de générer de la valeur, enrichissant le produit, des compétences et des idées de chacun. Le plus célèbre de tous les logiciels libres est sans conteste le système d’exploitation « Linux » et la suite « Open office » qui se placent en concurrents respectivement de Windows et du pack Office de Microsoft. On peut citer également « Gimp », pendant de Photoshop, le navigateur « Firefox »…
L’entrée du logiciel libre dans l’Éducation nationale s’est réalisée à la suite d’un accord cadre conclu en 1998 avec l’Aful (Association française des utilisateurs de Linux et des logiciels libres).
L’idée de partage et de gratuité a séduit le monde enseignant, mais changer d’environnement de travail nécessite du temps et de la formation.
Les avantages pour les élèves sont importants, notamment pour la lutte contre la fracture numérique : l’élève peut en effet télécharger le logiciel gratuitement à son domicile sans aucune difficulté ; en apprenant à utiliser des fonctionnalités plus que des outils, le libre habitue les élèves à la pluralité, à la diversité ; il permet d’entrer dans le programme informatique, de le comprendre voire de le modifier (pour les plus férus d’informatique) : les avantages pédagogiques sont donc plus nombreux.
Cela fait plaisir à lire. Et pourtant un sentiment mitigé prédomine puisqu’une fois ceci exposé on n’en reparlera plus directement dans tout le rapport. C’est plus que dommage que dans les 70 mesures préconisées, le logiciel libre n’ait pas l’objet d’une mesure à part entière.
L’offre libre a peu à peu pénétré le système éducatif : en effet, l’idée de partage et de gratuité (permettant à l’élève de télécharger le logiciel gratuitement à son domicile) a séduit le monde enseignant, de même que l’offre émanant des enseignants eux-mêmes : la collaboration dans le but d’élaborer des ressources adaptées à leurs attentes, remporte un franc succès auprès du monde éducatif. La vocation du métier d’enseignant sera donc sûrement d’évoluer vers plus d’élaborations de ressources, plus de créations, de passer d’un travail solitaire à un travail d’équipe.
Cela séduit le monde enseignant. Mais cela séduit-il le rapport ? Cela n’est pas très clair et ne séduira alors pas forcément le gouvernement.
Un long extrait tout à fait pertinent :
Une liberté pédagogique freinée
L’autre problème majeur reste les ressources mises à disposition de l’enseignant afin de préparer son cours : dans l’idéal, la technologie le permettant, chacun s’accorde à penser que les enseignants du XXIe siècle devraient pouvoir trouver sur la toile, toutes les ressources numériques, toute la documentation, toute l’aide qu’ils seraient en droit d’utiliser dans le cadre de leur enseignement.
Pourtant, les droits d’auteur les en empêchent et certains documents qui leur semblent pertinents pour illustrer leurs cours ne leur sont pas accessibles, sauf à se mettre hors la loi.
Ce que font tous les jours des milliers d’enseignants.
En ce temps d’Hadopi, que l’on n’a de cesse de présenter comme une loi « favorisant la création », c’est tout de même intéressant de remarquer qu’ici c’est le rôle castrateur des droits d’auteur qui est mis en exergue. Sans compter que…
Des solutions commencent à apparaître et se révèlent être un appui sérieux pour le travail collaboratif. Les licences creative commons (organisation née en 2001) sont ainsi un début de réponse, de même qu’en sont les cours en ligne sous licences libres proposés par les universités. Creative Commons propose gratuitement des contrats flexibles de droit d’auteur pour diffusions des créations. Ces « autorisations » permettent aux titulaires de droits d’autoriser le public à effectuer certaines utilisations, tout en ayant la possibilité de réserver les exploitations commerciales, les œuvres dérivées ou le degré de liberté (au sens du logiciel libre). Ces contrats peuvent être utilisés pour tout type de création : texte, film, photo, musique, site web… Les enseignants devraient ainsi être incités à partager leurs travaux en protégeant ceux-ci par l’emploi de licences de libre diffusion du type Creative CommonsBySA, GNU Free Documentation License ou Licence Art Libre…
Merci de l’évoquer. Ouf, c’en est fini du temps où l’on criait dans le désert. Mais que ce fut long !
Il y a une note, un peu étrange, concernant les Creative Commons (et Benoît Sibaud, l’excellent mais désormais ex-président de l’April, est cité) :
Creative Commons : Liberté de reproduire, distribuer et communiquer cette création au public, selon les conditions by-nc-sa (paternité, pas d’utilisation commerciale, partage des conditions à l’identique).
Et arrive alors le serpent de mer de « l’exception pédagogique » :
Cependant, beaucoup de ressources n’étant pas sous le « logo » creative commons, les enseignants sont freinés dans leurs pratiques et leur pédagogie (impossibilité de reprendre une publicité ou une photo afin de l’exploiter, de la disséquer pour mieux la comprendre…). L’exception pédagogique, déjà présente dans différents pays s’impose, notamment si on veut éduquer les enfants aux médias numériques et à l’impact de l’image.
Ce n’est pas gagné. Si vous avez cinq minutes, allez jeter un coup d’œil au tout récent Bulletin officiel n° 5 du 4 février 2010 concernant la propriété intellectuelle (partie 1 et 2). Pourquoi faire simple quand on peut faire tellement compliqué que cela en devient totalement incompréhensible !
Toujours est-il que contrairement au logiciel, on a droit à deux mesures bienvenues (dont une « en urgence ») :
Mesure 14 : Créer en urgence, dans le système juridique du droit d’auteur, une exception pédagogique facilitatrice et durable.
Mesure 23 : Favoriser le développement de ressources « libres » et la mise à disposition de ressources non payantes.
Restons sur cette note optimiste pour clore nos morceaux choisis. La balle est désormais dans le camp du législateur.
Pour lire le rapport dans son intégralité…
[1] Crédit photo : One Laptop Per Child (Creative Commons By)
> Article initialement publié sur Framablog
> Photo de une bowbrick sur Flickr
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