Le “livre numérique” n’est pas un livre, il doit susciter de nouveaux modèles économiques, sans DRM

Le 15 juin 2009

[NB : Ce billet a été initialement publié sur mon blog : Bibliobsession, bibliothécaire bibliobsédé des bibliothèques 2.0] J’évoquais récemment ma courte (et mauvaise) expérience du kiosque numérique Relay.fr. Un des principaux griefs contre ce service est le suivant : il me semble insupportable de payer le même prix un fichier qu’un magazine imprimé, d’autant plus [...]

[NB : Ce billet a été initialement publié sur mon blog : Bibliobsession, bibliothécaire bibliobsédé des bibliothèques 2.0]

J’évoquais récemment ma courte (et mauvaise) expérience du kiosque numérique Relay.fr. Un des principaux griefs contre ce service est le suivant : il me semble insupportable de payer le même prix un fichier qu’un magazine imprimé, d’autant plus que l’usage en est restreint par des DRM.

Le Rapport Patino, remis à la ministre de la Culture récemment, préconise une réflexion urgente pour réguler et harmoniser, plutôt par voie contractuelle, en France ET en Europe le prix des fichiers numériques dérivés des livres. Il insiste également sur la nécessité de construire une offre légale attractive, en constatant la nécessité à la fois de défendre les intérêts des ayants-droits et des auteurs et celle de s’adapter à un domaine ou le gratuit ou presque règne très largement, qu’on le veuille ou non.

A l’heure actuelle, on est très loin du compte :

  • Gallimard vient de proposer une offre de fichiers numériques à un prix identique aux livres imprimés. Prenons un exemple : La construction de soi : un usage de la philosophie, est annoncé à 15€ en librairie et à … 15€ en version numérique.
  • Si l’on regarde du côté de Numilog, ce n’est guère mieux : par exemple, ce livre est vendu à 32 € en papier et on peut acheter le fichier numérique pour… 24 € ! Est-ce suffisamment incitatif ? NON.
  • Du côté de la Fnac, via cyberlibris, l’offre est bien plus attractive, mais n’est pas de même nature. Les fichiers sont proposés en streaming par bouquets pour des coûts d’abonnement assez bas, l’internaute n’achète donc pas un fichier mais un accès, il doit être en ligne pour consulter, ce qui oblige à lire sur écran et empêche à l’heure actuelle des usages nomades fréquents comme lire dans les transports en commun…
  • Bon on pourrait se dire que le marché français est une exception… hé ben même pas, à en croire ce coup de gueule de Francis Pisani constatant lui aussi des prix très élevés sur Amazon.com !

Face à la proposition intéressante, mais utopique optimiste de M. Patino (j’aimerai bien y croire) souhaitant promouvoir une régulation politique du prix des “livres numériques”, Hubert Guillaud commentant le rapport à sa sortie émettait les doutes suivants :

Permettre à l’éditeur de fixer son prix de vente. On peut croire en France que cela est possible, quand le prix unique du livre protège nos produits (qui ne sont pas en concurrence avec le reste du monde). Mais ce ne sera pas le cas du numérique. Les opérateurs, les distributeurs, les intermédiaires risquent bien de fixer le prix du marché, comme c’est déjà en partie le cas avec Amazon qui vend du livre numérique sur sa place de marché du Kindle, parfois voire souvent à perte. Que dire quand Google va entrer dans la course. On peut s’attendre à ce que ce soit cette guerre-ci qui fixe les prix, comme Apple avec iTunes a fixé celui de la musique. Patino suggère, si je l’ai bien compris, d’intervenir vite pour imaginer les modalités d’un prix unique du livre numérique, de trouver des modalités pour que ne règne pas très vite la dure loi du marché. Je crois qu’il a raison, si nous pensons que le livre n’est pas un produit culturel comme les autres. Mais attention aux modalités : les majors du disque ont essayé longtemps d’imposer des prix qui se sont fracassés contre la réalité de la demande.

Lorsqu’Hubert insiste sur les modalités, il a en mémoire comme beaucoup le rejet massif des DRM de l’industrie musicale par les publics. Que propose Gallimard ? Hé ben un modèle en tout point conforme à ce que proposaient les fournisseurs de musique numérique il y a quelques temps : un modèle propriétaire et ultra-protégé.

Possesseur d’un Iphone, je constate qu’Apple dans son App store (plateforme à partir de laquelle on peut télécharger des application payantes et/ou gratuites) propose environ 200 livres numériques (ce qui est un très petit catalogue mais va sûrement augmenter dans les mois qui viennent), pour un prix dans la quasi totalité des cas de 0.79€ ! Il y a fort à parier que la firme de Cupertino (ou celle de Mountain View ?) va tenter d’imposer un tel prix pour ce marché, tout comme elle est parvenue à le faire pour la musique en imposant le fameux 0.99€ par chanson. Le temps qu’une régulation européenne se mette en œuvre, il est clair que les plus gros acteurs du marché auront imposé un prix de vente. A cet égard les politiques tarifaires de Gallimard, de Numilog et même d’Amazon.com ne pourront résister très longtemps… c’est à la fois nécessaire et problématique.

Il faut le comprendre une bonne fois pour toute : de même qu’il est absurde de créer de la rareté dans un monde d’abondance, de prêter dans les bibliothèques des exemplaires numériques (modèle de Numilog), il est tout aussi absurde de vouloir assimiler les prix du numérique à ceux de l’imprimé. Comme le précise M. Patino, même si son principe est précieux, la transposition pure et simple de la loi sur le prix unique au domaine numérique est impossible !

François Bon remarquait récemment :

Les textes numériques d’auteurs contemporains actuellement en vente sont proposés au prix papier moins 1/3. Nous sommes quelques-uns à considérer qu’il y a là quand même un mystère, puisque les frais d’impression, de transport, de diffusion sont quasi réduits à zéro, même si la part compo/édition reste la même.

En proposant un prix similaire ou presque entre le papier et le numérique les acteurs pré-cités dressent une équivalence forte entre les deux domaines. Or, il est clair que le fichier qu’on nous vend, ou dont on nous vend l’accès n’est plus un livre, c’est un fichier ! En tant que tel, ce produit d’autres usages que le livre imprimé.

D’ailleurs, on pourrait aussi arrêter d’appeler “livre numérique” ce qui est un fichier de données et n’est absolument pas considéré comme un livre au sens légal : pas d’ISBN, pas de taux de TVA réduit, pas de dépôt légal et pas d’archivage numérique puisque la Bnf ne peut archiver des fichiers proposés en téléchargement (pour l’instant ?). Dans l’économie de l’immatériel, un fichier est un fichier, quel que soit l’information qu’il transporte, ainsi un livre numérisé ou un texte nativement numérique ne sont rien d’autre que des 0 et des 1. L’interopérabilité indispensable dont on parle tant n’est autre que la manière de rendre lisibles ces fichiers sur tous types de “machine à lire”, c’est pourquoi je distingue volontairement les fichiers numériques du dispositif technique de (tablettes, reader, liseuses, mini-pc, téléphones, etc.) parce que le flou qui entoure la notion de “livre numérique” est très commode pour assimiler des modèles économiques qui n’ont rien à voir : le tangible et l’immatériel.

Numilog fonde son modèle économique sur cette assimilation : un livre imprimé se prête = un livre numérique se prête aussi => la notion d’exemplaires numériques est justifiée, un prix à l’unité quasi similaire à l’imprimé et des DRM le sont aussi. C’est ce que feu Ithèque et son équivalent plus habile d’aujourd’hui : Bibliomédias proposent avec la musique dans les bibliothèques en assimilant un fichier musical téléchargé et lisible pendant 3 semaines = un prêt de CD => des DRM, alors qu’on trouve partout ailleurs des mp3 non protégés.

Encore une fois, la question n’est pas de nier qu’il faille rémunérer les auteurs, c’est une évidence, mais bien comment le faire avec quel modèle économique capable de prendre en compte la caractéristique fondamentale du numérique, celle avec laquelle toute une génération de consommateur a été élevée : le copier-coller libre, la reproduction à l’infini et sans pertes de qualité des données, on parle en économie de bien public pur, c’est à dire non rival.

Divers modèles forfaitaires et/un financement public ou privé mutualisé sont de nature à garantir une juste rémunération des auteurs, à condition de bien vouloir accepter une fois pour toutes les pratiques numériques de masses et d’affronter les mutations en cours. Le projet de loi Hadopi est l’exemple même d’une tentative liberticide de réguler par la loi des pratiques d’internautes très nombreux, dans l’unique but de sauvegarder des modèles économiques assimilés à ceux du tangible. Il existe heureusement quelques hommes politiques qui comprennent ces enjeux. Je pense bien sûr à Guy Bono, député européen et à Christian Paul, député socialiste qui dresse dans Numerama un rapide panorama pour la musique numérique :

Publicité, abonnements, forfaits viennent compléter la vente « au morceau » qui n’a que peu décollé. Les catalogues sont– sur les réseaux P2P – en ligne depuis des années. Les offres d’accès gratuit se multiplient. Déjà, Universal pourtant grand pourfendeur de « pirates » a mis en «écoute gratuite » sur Jiwa l’essentiel de ses catalogues. Son PDG salue l’explosion du modèle gratuit, qui représente désormais plus de 10% des revenus de sa société, tandis que la vente de CD en constitue aujourd’hui moins de la moitié. Il devient donc cocasse, voire impossible d’expliquer à un adolescent qu’il peut écouter sans limites toute la musique du monde sur son PC, et qu’il vire délinquant s’il la partage avec d’autres grâce un réseau peer-to-peer.

Pour autant une vente à l’acte sans DRM est largement possible. Le pari de François Bon est le suivant : proposer sur Publie.net une vente au détail peu chère et sans DRM de textes inédits de littérature contemporaine avec une rémunération équitable des auteurs. Pourquoi un tel modèle ne pourrait-il pas fonctionner à grande échelle ?

Récemment le livre (par ailleurs excellent) Comment le Web change le monde a été diffusé après quelques mois de commercialisation par les éditions Pearson gratuitement chapitre par chapitre en pdf sur le web. L’expérience est intéressante parce qu’elle montre que l’éditeur a compris (sûrement aidé par les auteurs dudit livre…) que le web est envisagé non pas comme une substitution au livre imprimé mais comme une autre manière d’accéder à son contenu. Autre exemple plus spectaculaire : Harry Potter et les reliques de la Mort a été disponible intégralement et illégalement en pdf sur les réseaux de p2p avant même sa sortie : s’est-il moins vendu pour autant ? Non !

Il s’est vendu 2.65 Millions de livre Harry Potter & The Deathly Hallow dans les premières 24 heures, Harry Potter & The Half-Blood Prince était à 2.01 Millions, les premières 24 heures.

On pourrait tout à fait imaginer aujourd’hui une publication simultanée de texte imprimés et de la version pdf du même titre. La pratique existe depuis plusieurs années, elle est appliquée à petite échelle par Inventaire/Invention (aujourd’hui disparue, malheureusement) dans le domaine de la littérature contemporaine expérimentale :

Patrick Cahuzac s’est rendu compte que la mise à disposition des textes en ligne ne nuisait pas à la commercialisation des livres, même si tout le monde lui disait que c’était absurde et complètement anti-économique. « En fait, cette absurdité-là a été un moteur. »

Il me semble qu’il faut combattre l’idée reçue d’une “cannibalisation” des ventes de l’imprimé par le numérique. En réalité, la vraie raison de la position attentiste des acteurs de ce marché émergeant des “livres électroniques” est livrée par Alain Beuve-Méry sur le site du Monde, (cité et commentée par Hubert Guillaud)

“le principal danger est l’appropriation de la valeur d’un livre par un acteur étranger à la chaîne du livre”. Une petite phrase qui illustre très bien l’inquiétude corporatiste… Et pourtant, le livre va être transformé par d’autres acteurs que ceux en place (gros et petits) et c’est justement de cela dont il faut tirer parti plutôt que de le redouter.”

Autant le dire clairement : commencer à proposer des prix similaires entre l’imprimé ou le numérique est non seulement une tentative vouée à l’échec de conquérir le marché du numérique avec les mêmes armes que le marché physique, mais c’est aussi un véritable appel au piratage… Même si les prix baissent à l’avenir, les DRM restent plébiscités par les éditeurs ou les fournisseurs de “livres numériques”… Quant à la circulation de “livres numériques” sur les réseaux p2p, elle existe déjà et ne tardera pas à se développer pour ce type de contenus lorsque des supports attractifs seront disponibles et populaires, tout comme c’est arrivé pour la musique et le cinéma… Impression désagréable de regarder un mauvais remake en permanence.

Nous avons besoin d’expérimentation, ce qu’on appelle la “chaîne du livre” telle qu’elle existe est à mon avis sur le point d’exploser, le texte devenu numérique sera commercialisé par les “industries du contenu” (i.e. Amazon, les FAi, etc.). Les éditeurs doivent se positionner en gestionnaires de droits et en créateurs de contenus numériques associés aux textes, non plus seulement en sélectionneurs d’auteurs et en fabriquants de livres. Comment expérimenter la complémentarité numérique et imprimé ? Comment les maisons d’édition tout comme les maisons de disque vont faire pour devenir respectivement des maisons de textes et des maisons de musiques ?

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