Ce que nos technologies révèlent de notre société|| (et réciproquement)

Le 7 juin 2010

De la société ou de la technologie, laquelle influence l'autre? Telle est la vaste question à laquelle le sociologue Stéphane Hugon a tenté de répondre. Retour sur cette passionnante leçon.

Stephane Hugon est sociologue à l’Université Descartes-Sorbonne et à Eranos, une société d’études qualitatives spécialisée les imaginaires sociaux contemporains. Vendredi 4 juin, il animait une conférence au WIF sur les mutations des univers sociaux et technologiques. Une heure de passionnante plongée dans l’inconscient collectif de nos outils techniques. Une fascinante réflexion sur ce que la technologie nous dit de notre société et ce que notre société induit pour nos technologies.

Vendredi matin, Stephan Hugon nous a raconté l’éternelle histoire de la poule et de l’œuf : qui apparaît en premier de l’innovation sociétale ou de l’innovation technologique ?

Nos ancêtres se sont-ils mis à construire des cathédrales gothiques parce qu’ils avaient découvert comment construire des monuments d’une hauteur majestueuse ? Ou bien ont-ils bâtis d’imposantes nefs parce que leur imagerie mystique et théologique avait changé ?

Comment faut-il interpréter le passage, dans les années 60, des massifs transistors de salon, devant lesquels toute la famille se regroupait, aux petites radios individuelles et portables ? Une simple conséquence de la miniaturisation des composants technologiques ? Ou bien un effet dérivé de l’esprit de subversion de la fin des années 60 ? Car, la fin des transistors de salons coïncide avec l’invention de la jeunesse, d’une génération qui a essayé de se soustraire au regard et aux goûts musicaux de ses aînés, et qui avait besoin de nouvelles technologies pour cristalliser ses aspirations.

Plus proche de nous, l’avènement du web 2.0 ne dépendait-il que des nouvelles interfaces qui ont permis à chacun de créer et échanger sans coder ? L’horizontalité promue par le web 2.0 ne découlait-elle pas aussi d’une transformation plus générale des structures de pouvoir (déclin de la figure du père, perte de recevabilité de la parole du prof ou policier) ?

Autrement dit, est-ce la technique qui détermine le social ? Ou est-ce le social qui détermine la technique ? C’est un puits de réflexion sans fin. Mais qui a des implications très concrètes pour tous les designers, entrepreneurs, et concepteurs de nouveaux produits. Car lorsqu’il s’agit de lancer un nouvel objet, un nouveau site, une nouvelle application ou un nouveau service, se pose forcément la question : « va-t-il être utilisé ? ».

Du mythe de l’offre créatrice du marché au consommateur tout puissant

La question « les consommateurs vont-ils se saisir de mon produit ? » est finalement assez récente. A la sortie de la Seconde Guerre Mondiale nous manquions de tout, il n’y avait pas profusion d’offres pour répondre à nos besoins, il suffisait à une entreprise de lancer un produit pour qu’il trouve son public, et la moindre percée technologique relançait le marché.

A l’ère du marketing de l’offre, la technologie détenait un certain aplomb sur les usages. Les usagers, plutôt dociles, étudiaient le guide d’emploi du nouveau magnétoscope ou du nouveau caméscope avant de les mettre en marche : la technologie valait le coup que nous apprenions à nous en servir.

Aujourd’hui, nos besoins matériels sont majoritairement satisfaits, l’innovation technologique est un processus continu et l’offre s’est tellement démultipliée qu’elle n’est plus assurée de rencontrer un public. D’ailleurs, nous ne lisons plus les manuels de nos ordinateurs et smartphones, la technologie se doit d’être intuitive pour avoir une chance de séduire, elle ne dicte plus les usages.

« Avant de penser technique, il faut penser social »

Dans un contexte où l’usager fuit si en deux clics il n’est pas satisfait d’un site, la question des usages et du social devient problématique. Il est désormais impossible de ne plus les prendre en compte au moment d’inventer de nouvelles technologies et de nouveaux produits.

Stephane Hugon nous propose alors de redéfinir l’innovation pour mieux prendre en compte ces nouveaux enjeux. L’innovation serait pour lui « la capacité d’un objet à se laisser approprier par un ensemble de personnes qui vont l’utiliser ».

Stephane Hugon admet bien sûr que les technologies disponibles structurent la manière dont le public se les approprie, que les mutations sociales et technologiques vont de pair et interagissent. Il souhaite cependant mettre l’accent sur les univers sociaux et les imaginaires psychologiques qui vont, à un moment donné, cristalliser avec les technologiques disponibles, pour permettre l’émergence de nouveaux marchés, de nouveaux produits ou de nouveaux usages. Son conseil : avant de mettre au point de nouvelles techniques, il faut commencer par regarder la société.

Une injonction d’autant plus pressante que, pour Stephane Hugon, notre imaginaire social est en pleine mutation, et que ces bouleversements ne sont pas sans effet sur la façon dont les nouvelles générations s’approprient les objets technologiques.

5 angles d’étude des mutations sociales et technologiques

Le sociologue nous a décrit une transformation radicale et profonde des représentations et des attitudes à travers 5 prismes : qui sont les usagers ? Quelles sont leurs voies d’expression identitaire ? Quelles sont leurs valeurs clés ? Quel est l’environnement technique pertinent et légitime pour leur société ? Quelle est l’esthétique sociale qui se déploie dans cette société, c’est à dire quels sont les codes qui font que les gens se comprennent et se sentent appartenir à une même communauté ?

Qui sont les usagers ?

Depuis les années 90, l’usager était considéré comme un individu rationnel, doté de valeur d’autonomie, d’indépendance, d’utilitarisme. Il répondait à la figure de l’adulte.

Aujourd’hui, l’individu rationnel n’est plus au premier plan. La figure de l’adulte s’estompe face à des références plus turbulentes ou plus féminines. « Dans le cinéma américain, on est passé de Rambo à Harry Potter » relève Stephane Hugon. Les utilisateurs se reconnaissent désormais dans des idéaux communautaires, ils s’organisent selon un mode relationnel, ils n’existent plus seuls.

La technologie d’aujourd’hui doit donc se faire vecteur d’imitation, de fusion, elle doit porter des espaces dans lesquels la subjectivité s’expérimente par et avec autrui. Quel que soit le modèle de votre téléphone portable, ce qui importe c’est qu’il vous permette de rester proche de ceux que vous aimer, par exemple. D’après Remy Bourganel, président du jury de la web-jam du Wif, il fallait voir là tout le sens du sujet sur lequel on planché les équipes de web-designer pendant 48 heures : “Je pense à toi”.

Quelles sont leurs voies d’expressions identitaires ?

Jusqu’à récemment, l’authenticité relevait de l’injonction morale: il fallait assumer son identité. Notre culture nous assignait à notre origine biologique et sociale.

Cette sédentarité identitaire est aujourd’hui remise en cause. Nous assistons à une fragmentation des formes subjectives, l’identité devient nomade. Les technologies jouent désormais un rôle de révélateur de notre multiplicité identitaire. Cela se traduit par l’usage de plus en plus courant de pseudos, d’avatars, sur Internet ; mais aussi par le passage du téléphone portable à l’internet mobile. Le portable fixe nos différentes identités dans un seul objet : nous y recevons des appels de notre famille, de nos amis, de nos collègues. Il produit des effets d’assignation identitaire, à la différence du web, qui permet de jouer avec différents masques simultanément, qui autorise le vagabondage identitaire.

Quelles sont les valeurs clé ?

L’idéal de maîtrise et de domination – de soi, des autres, du temps, de la nature – a alimenté nos valeurs occidentales depuis le 18e siècle et à déterminé nos postures de consommateur. Actuellement, de nouvelles valeurs percent cet imaginaire de domestication : le lâché-prise, la fluidité, l’animisme, la fusion.

Le rapport aux objets s’est transformé. Là où nous célébrerions les instruments dotés de qualités fonctionnalistes et utilitaristes, nous attendons désormais des objets agissant, se configurant eux-même, et parfois même, prenant des décisions à notre place.

Quel est l’environnement technologique pertinent et légitime ?

Nous sommes passés du culte de l’index à celui du pouce. L’index montre, il sert à dire le droit, à se distancer par rapport à l’autre, il s’assimile au bâton de pouvoir. Le pouce induit à rapport différent à l’objet, il va mettre fin à notre culture de la télécommande pour pousser des valeurs plus ludiques, des valeurs de fluidité et de proximité.

Les objets existent désormais dans la promesse d’un rapport à autrui, ils deviennent relationnels. Ils ne servent plus à rien sur le plan fonctionnel mais deviennent nécessaires sur le plan social et acquièrent des fonctions totémiques ou magiques, comme des parures. Les cadeaux virtuels échangés sur Facebook, les badges sur Foursquare en sont de bons exemples.

Quelle est l’esthétique sociale ?

Nous sortons progressivement du mythe du progrès, du culte de l’activisme pour aller vers des valeurs plus collaboratives et communautaires. La culture martiale de la réforme de soi-même perd de sa pertinence, les habitudes managériales des entreprises changent aussi avec l’apparition de concepts tels que le bottom-up ou le management par projets.

Quand hier la technique devait nous permettre d’augmenter notre distance par rapport au monde et par rapport aux autres, elle doit aujourd’hui véhiculer un esprit « wiki » et « mashup ».

Face à la démultiplication du savoir disponible et accessible sur Internet, nous ne connaitrons plus jamais la page blanche, nous ne partons plus de rien, nous ne serons plus jamais « le premier à ». La surcharge informationnelle nous oblige à travailler à plusieurs, à remixer ce qui a déjà été fait. La génération des digital natives, génération du spam, est en quête de pertinence et non d’exhaustivité, elle est habituée à rechercher la différence entre deux versions d’une même information, et non plus l’information en elle même.

Bien sûr Stephane Hugon n’a fait que dresser deux idéaux-type. Dans la réalité, les modèles cohabitent et glissent progressivement de l’un vers l’autre.

La brillante leçon de Stephan Hugon invite néanmoins tout entrepreneur à ne pas seulement étudier le marché, les besoins et les usages, mais aussi les valeurs ainsi que les imaginaires sociaux.

Illustration CC Flickr par m-c et Cristiano de Jesus

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