Culpabilisation, cocaïne et inaction politique

En misant sur la culpabilité pour ses campagnes, l'Inpes nie l'enjeu collectif de la lutte contre la drogue au profit d'une éthique de la responsabilité individuelle aussi inefficace que ses spots.

C’est avec pompe et une certaine bienveillance médiatique que l’Inpes, institut national de prévention et d’éducation pour la santé, lance une énième campagne publicitaire contre la consommation de drogue. Le thème de l’année ? « Contre les drogues, chacun peut agir ». Sous-entendu : si vous ne faites rien, c’est de votre faute. Sous-entendu aussi : on se drogue parce qu’on est faible ou que les autres sont faibles.

La campagne publicitaire étant devenue le degré zéro de l’activité politique, regardons donc un des clips de cette nouvelle campagne : on y rencontre Michaël, un jeune homme qui, nous dit-on, prend de la cocaïne.

Mais pourquoi Michaël prend-t-il de la cocaïne si on s’en tient à cette vidéo ? On ne le sait pas. De fait, cela semble du point de vue des concepteurs de cette campagne assez hors sujet. Ce qui compte, c’est que si « ceux qui l’aiment » lui avait dit de ne pas le faire, il ne l’aurait pas fait. Des motivations de Michaël lorsqu’il a pris de la drogue pour la première fois, de ses motivations pour continuer, du fait qu’un jeune lycéen soit en mesure de s’en procurer ou encore de sa situation économique, psychologique ou sociale, on ne saura rien, car cela ne semble pas tellement compter. « Quand on veut, on peut » : ne pas se droguer, c’est un effort de la volonté, si ce n’est de la sienne, au moins de celle de ses parents ou de sa copine.

La drogue : un « enjeu collectif » réduit à une « épreuve personnelle »

De fait, cela ne compterait pas si Michaël était le seul jeune à prendre de la cocaïne. On pourrait alors voir cela comme une simple « épreuve personnelle ». Mais lorsqu’il s’agit d’une pratique plus nettement répandue dans la population des jeunes et des moins jeunes, il est difficile de continuer à penser qu’il n’y a là qu’un écart personnel : la drogue devient, à ce niveau, un « enjeu collectif de structure sociale » comme le disait Charles Wright Mills dans ce classique des classiques qu’est L’imagination sociologique :

Qu’on songe au chômage. Que, dans une ville de 100 000 habitants, un seul homme soit au chômage, il traverse là une épreuve personnelle ; pour le soulager, il faut tenir compte de son caractère, de ce qu’il fait faire et des occasions qui peuvent se présenter. Mais lorsque, dans une nation de 50 millions de salariés, 15 millions d’hommes sont au chômage, on a affaire à un enjeu, et ce n’est pas du hasard qu’on attendre une solution. La structure même su hasard est détruite. L’énoncé correct du problème réclame, au même titre que ses solutions possibles, l’examen préalable des institutions économico-politiques de la société, et non plus des seules situations et des caractères propres à une diaspora d’individus.

L’imagination sociologique, c’est précisément de prendre garde à la façon dont les biographies, les trajectoires individuelles, celle de Michaël qui l’a conduit à la drogue, s’inscrivent dans des enjeux collectifs, dans une histoire plus large. C’est faire le lien constant, et de diverses façons, entre ce qui se passe à un niveau individuel, ou micro, et ce qui se passe à un niveau collectif, ou macro. C’est dans cette tension constante que réside précisément la sociologie. C’est «  »

L’idée que l’individu ne peut penser sa propre expérience et prendre la mesure de son destin qu’en se situant dans sa période.

Certains seront sans doute tentés de penser qu’il n’y a là qu’une manière à bon compte de trouver des excuses aux gens : se réclamant le plus souvent du libéralisme, ils diront que cette imagination nie la rationalité des acteurs en faisant d’eux de simples jouets des forces sociales. Ils ont tort. Si on regarde la publicité ci-dessus, on se rend compte que l’éthique qu’elle propose, cette éthique de la responsabilité individuelle, du « quand on veut, on peut », fait également l’économie de la rationalité et de la logique propre des individus. Michaël n’a-t-il pas de « bonnes raisons » de se droguer ? Sa prise de cocaïne n’a-t-elle pas quelque chose de rationnel ? Visiblement, c’est également hors sujet. On ne s’adresse pas à l’intelligence des personnes, mais on les suppose faibles et sans volonté : le drogué a forcément un manque, ce n’est pas un individu solide. C’est dommage car savoir pourquoi Michaël se drogue permettrait peut-être de comprendre pourquoi la récurrence de ce type de campagne n’a jamais été suivi d’effets réels…

La sanction individuelle pour toute forme d’action

Mais cette éthique de la responsabilité individuelle, qui fait reposer les problèmes collectifs sur un simple défaut de volonté de la part des individus, est puissante : sa simplicité fait qu’elle se glisse partout. On la retrouve dans cette publicité britannique (signalée en son temps par Sociological Images, mais je ne parviens pas à retrouver la note) pour lutter contre l’obésité infantile, où la responsabilité des mères vient effacer toute la structure sociale qui propose et impose aux enfants des produits gras et sucrés :

Là encore, on ne dit rien de la motivation des parents (d’ailleurs ramenés ici à la seule mère, parce que, comme on peut le supposer, nourrir les gosses, c’est un truc de gonzesse…), dont le souci peut être, simplement, de faire plaisir à un enfant qui réclame ce qu’on lui être pour lui. Des parents qui se coltinent entre les contradictions inhérentes à l’exercice d’une autorité parentale non autoritaire où l’on devrait aimer ses enfants tout en les privant.

Cela me rappelle cette conversation récurrente dans de nombreuses salles des profs : comment se fait-il que des élèves dont on sait que les parents ne roulent pas sur l’or soient dotés de rutilants téléphones portables et de vêtements de marque aux prix parfois exorbitants ? Et chacun de mettre en cause la mauvaise gestion des parents. Ce qui revient le plus souvent, si on pousse l’argument à bout, à dire que les pauvres sont pauvres parce qu’ils ne savent pas gérer leur argent : une explication explicitement en vogue aux Etats-Unis, comme en témoigne des débats récents sur le Montclair Socioblog. Qui se dira que, lorsque sa situation économique n’est guère brillante, accepter quelques sacrifices pour donner à son enfant ce dont il rêve – parce que comme tous il fait partie d’une société où la possession de ces choses est quelque peut valorisée… – n’est pas si irrationnel ? Que c’est là un moyen de montrer à ses enfants qu’on les aime ou de leur éviter de ressentir un stigmate trop fort lié à la pauvreté… Bref que c’est plus parce que les parents se soucient de leurs enfants et répondent à des normes dominantes que parce qu’ils ne savent pas gérer leur maison.

Mais l’éthique de la responsabilité individuelle nous cache tout cela. Elle nous fait préférer le « quand on veut on peut ». Le problème réside tout entier dans la célèbre remarque de Maslow : si le seul outil dont vous disposez est un marteau, alors tous les problèmes ont l’air d’être des clous. De même, si la seule explication dont vous disposez est la responsabilité individuelle, alors tout peut se régler par la sanction individuelle. Et on abandonne toutes les autres formes d’action, comme par exemple améliorer la situation des jeunes pour qu’ils aient moins de tentation de se droguer. L’imagination sociologique pourrait venir au secours de l’imagination politique. C’est pas gagné.

Billet initialement publié sur Une heure de peine sous le titre L’éternel retour de la responsabilité individuelle.

Photo FlickR CC Cher Amio ; Andres Rodriguez.

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés