Quelle sorte de cyborg voulez-vous être?

Le 3 juin 2011

Qui, de l’homme ou de la machine, est le plus intelligent? Cette question fondamentale mérite d'être reformulée, en prenant en compte le fait que c'est la collaboration entre les deux qui s'avère le plus efficace.

Xavier de la Porte, producteur et animateur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, effectue chaque semaine une lecture d’article dans le cadre de son émission. Cet article a été publié le 6 avril sur InternetActu.

La lecture de la semaine, encore une fois, sera une chronique de Clive Thompson dans le dernier numéro du magazine américain Wired, car, encore une fois, cette chronique est tout à fait passionnante. Son titre n’est pas ce qu’elle a de mieux, mais il est suffisamment intriguant pour donner envie de poursuivre : “Avantage aux Cyborgs : pourquoi l’accès à une intelligence supérieure passe par l’amélioration des relations avec vos assistants numériques.” Je vous rassure, la suite est plus claire.

Clive Thompson commence par poser une question obsédante et désormais classique:

Qui, de l’homme ou de la machine, est le plus intelligent?

En 1997, rappelle Thompson, Deep Blue, le superordinateur d’IBM, a fait nettement pencher la balance en faveur des robots en battant Garry Kasparov aux échecs. Deep Blue a gagné parce que les ordinateurs peuvent produire, à la vitesse de la lumière, des calculs presque infinis : ce dont les humains sont incapables. Ce fut le prima de la force brute, de la capacité à passer en revue des millions de mouvements possibles pour trouver les meilleurs. Ce n’est pas comme ça que les humains jouent aux échecs. Les Grands Maîtres, nous rappelle encore Thompson, s’appuient, pour choisir le bon mouvement, sur des stratégies et des intuitions fournies par des années d’expérience et d’étude. Les intelligences humaines et artificielles ne travaillent pas de la même manière, ce qui a donné à Kasparov une idée intrigante.

C’est là où le papier de Thompson commence à nous apprendre quelque chose (en tout cas à m’apprendre quelque chose). Quelle fut l’idée de Kasparov ? Et si, au lieu de faire s’affronter les humains et les machines, on les faisait travailler en équipe ? Kasparov a donc créé ce qu’il a appelé les advanced chess, les “échecs avancés”, dans lesquels les joueurs sont assistés par un logiciel. Chaque compétiteur entre la position de ses pièces dans l’ordinateur et utilise les mouvements proposés par le programme pour faire ses choix.

La revanche des esprits moyens

En 2005, dans un tournoi en ligne où tout le monde pouvait concourir, certaines paires humain-machine étaient tout à fait étonnantes. Mais celle qui remporta le tournoi ne comptait aucun Grand Maître, ni aucun des superordinateurs présents dans la compétition. Ce fut une équipe d’amateurs d’une vingtaine d’années, assistés par des PC ordinaires et des applications bon marché qui l’emporta. De quoi ont-ils tiré leur supériorité ? La réponse apportée par Thompson commence à nous éclairer sur le sens de son titre. Leur supériorité est venue de leur aptitude à tirer le meilleur parti de l’aide que leur apportait l’ordinateur. Ils savaient mieux que les autres entrer leurs mouvements dans la machine, ils savaient quand il fallait consulter le logiciel et quand il valait mieux ne pas suivre ses conseils. Comme Kasparov l’a dit ensuite, un être humain faible avec une machine peut se révéler meilleur qu’un être humain fort avec une machine si l’être humain faible a une meilleure méthode. En d’autres termes, selon Thompson, les entités les plus brillantes de notre planète ne sont ni les êtres humains les plus accomplis ni les machines les plus accomplies. Ce sont des gens à l’intelligence moyenne qui ont une aptitude particulière à mêler leur intelligence à celle de la machine.

Le grand-maître Ponomariov en 2005 face à la machine

Et pour Thompson, cela ressemble beaucoup à ce qui se passe dans nos vies. Aujourd’hui, nous sommes continuellement engagés dans des activités “cyborguiennes”. On utilise Google pour trouver une information, on va sur Twitter ou Facebook pour se tenir au courant de ce qui arrive aux gens qui nous intéressent, et d’autres choses encore.

Or, un grand débat oppose ceux qui adorent notre vie moderne et numérique à ceux qu’elle perturbe. D’après Thompson, l’exemple fourni par les échecs nous montre pourquoi il existe un tel fossé. Ceux qui sont excités par les technologies sont ceux qui ont optimisé leurs méthodes, ceux qui savent comment et quand on s’appuie sur l’intelligence de la machine. Ceux qui ont adapté leur profil Facebook, configuré leurs fils RSS, etc. Et même, plus important, ceux qui savent aussi quand il faut s’écarter de l’écran et ignorer le chant des distractions qui nous appellent en ligne. Le résultat, c’est qu’ils se sentent plus intelligents et plus concentrés. A l’inverse, ceux qui se sentent intimidés par la vie en ligne n’atteignent pas cet état délicieux. Ils ont l’impression qu’internet les trouble, qu’il les rend “bêtes” pour reprendre le mot de Nicholas Carr.

Or, et on ne peut que donner raison à Clive Thompson, on ne peut pas faire comme si l’âge des machines étaient en passe de s’achever. Il est certain que l’on va de plus en plus dépendre de l’assistance numérique pour penser et se socialiser. Et trouver le moyen d’intégrer l’intelligence de la machine à nos vies personnelles est le défi le plus important qui nous soit offert. Quand s’en remettre à la machine ? Quand se fier à soi-même ? Il n’y a pas, d’après Thompson, de réponse univoque, et il n’y en aura jamais. Il s’agit là, selon lui, d’une quête personnelle. Mais en aucun cas nous ne devons éluder la question tant les avantages cognitifs sont grands pour ceux qui savent le mieux penser avec la machine. Au final, dit Thompson, la vraie question est : “quelle sorte de cyborg voulez-vous être ?”

Cette chronique de Thompson est passionnante pour elle-même, mais elle l’est aussi, me semble-t-il, pour ce qu’elle ouvre comme pistes. Et notamment, pour une explication qu’elle peut apporter à la crainte d’une partie des élites, et des élites françaises en particulier, face à l’internet. Car si Thompson, à la suite de Kasparov, a raison, si une intelligence moyenne alliée à une bonne maîtrise de la machine renverse les hiérarchies au point de se révéler supérieure à des années de travail et d’accumulation de savoir ; si cette règle s’avère exacte dans d’autres disciplines que dans les échecs, alors quelle supériorité resterait à ceux qui savent, ceux que l’on considère comme très intelligents, mais qui vivent sans les machines, qui les craignent, les méprisent, et ne s’en servent pas ? Et s’il y avait, derrière les arguments des contempteurs d’internet, la manifestation de cette crainte, la crainte d’un monde dans lequel ils ne domineraient plus, d’un monde qui menacerait leur position. Ça n’est qu’une hypothèse, mais il faut avouer qu’elle est tentante.


Article initialement publié sur InternetActu

Photos FlickR CC : Paternité par thrig et Paternité par erral

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