Bataille pour les archives parisiennes de Ben Ali

Le 16 juin 2011

Jeudi matin, la police a encerclé le 36 Botzaris, l'ancien QG secret du parti de Ben Ali. La veille, une avocate franco-tunisienne avait récupéré une partie des documents présents sur place, au nom d'un comité de sauvegarde.

Ce jeudi 16 juin peu avant 9h00, des CRS se sont déployés autour du sanctuaire parisien des réseaux clandestins du régime de Ben Ali. Un immeuble de trois étages situé au 36 de la rue Botzaris dans le XIX° arrondissement, quartier général des activités occultes menée en France par l’ancienne dictature tunisienne. Depuis le début de la semaine, comme nous avons pu le constater sur place, la tension ne cessait de croître aux abords de ce bâtiment, en raison des archives qu’il renfermerait, retraçant de multiples opérations illicites ordonnées par les lieutenants de Ben Ali, avec parfois peut-être la bienveillance des services français.

De source diplomatique tunisienne, l’épais corpus, réparti dans deux pièces gardées en permanence, concernerait autant les “petites mains” que des figures médiatisées, comme Imed Trabelsi, le redoutable neveu de Leila Ben Ali, la seconde épouse du président déchu. Il contiendrait aussi les chroniques ordinaires de la complaisance – celle des Tunisiens et des Français à l’égard du clan Ben Ali – et des bouts de comptabilité.

Une avocate franco-tunisienne, Soumaya Taboubi, explique avoir été sollicitée par le Collectif des Tunisiens de France, une association récemment créée, pour récupérer les archives. Contacté par OWNI, son président, Lazhar Toumi, précise que son organisation n’a été mandatée que “verbalement” par l’ambassade pour s’occuper des jeunes présents sur place. Il précise d’ailleurs avoir quitté les lieux samedi, “parce que la situation devenait incontrôlable”.

Outre cet imbroglio juridico-politique, Me Taboubi explique avoir été le témoin d’allées et venues suspectes. Plusieurs sources concordantes évoquent notamment la vente de documents: 600 euros par dossier. De la même façon, un confrère, présent sur place mercredi soir, affirme s’être vu proposer la photo d’un ministre français par les occupants du 42, rue du Plateau. C’est la seconde entrée du bâtiment, beaucoup plus anonyme.

“Consentement de l’ambassade”

Mais dans ce contexte qui semblait désespérément bloqué, un événement impromptu est venu changer la donne. Dans la matinée du mercredi 15 juin, Ali Gargouri, un entrepreneur du bâtiment, et Soumaya Taboubi, obtiennent un rendez-vous avec le chargé d’ambassade Elyes Ghariani, planifié pour 15 heures. Reportée sine die, cette entrevue devrait finalement avoir lieu très prochainement, mais dans des conditions bien différentes.

Car mercredi, aux environs de 18h30, un monospace est entré dans la cour du 36 Botzaris. Après d’intenses discussions, Ali Gargouri et Maitre Taboubi ont évacué une bonne partie des documents, “plusieurs milliers” d’après M. Gargouri, ce qui représenterait un tiers environ du total. Celui-ci précise qu’ils ont agi avec “le consentement de l’ambassade”. Empilés sur la banquette arrière du véhicule, les documents ont été pour moitié envoyés vers un box sécurisé de la banlieue parisienne, géré par un autre avocat. Me Taboubi explique les raisons de cette prise pour le moins rocambolesque:

Nous devons désormais passer à l’ambassade pour formaliser tout ça. Nous allons annoncer la création d’un Comité de préservation des archives de la Tunisie à Paris, qui rassemblera une dizaine de personnes, dont trois avocats et des intellectuels emprisonnés au temps du régime, comme Mondher Sfar. Notre objectif est d’étudier dans le détail ces documents, pour que la justice française et la justice tunisienne fassent toute la lumière sur ce qui s’est passé à Botzaris. Nous devons faire un important travail de reconstitution.

Des documents récemment apparus dans le cadre d’une enquête de la Brigade criminelle (révélée par OWNI) détaillent la structure de l’appareil benaliste, et prouvent l’importance du Rassemblement des Tunisiens de France (RTF), l’”association” qui occupait Botzaris:


Le départ de ces archives laisse dubitatif un avocat issu de la bourgeoisie de Tunis, fin connaisseur des hautes sphères locales et proche des milieux d’opposition. Pour lui, cette opération s’est faite “dans la précipitation et témoigne d’une grande imprudence”. En effet, même avec l’accord tacite de l’ambassade, il n’y a eu aucun transfert d’autorité de ces documents vers ceux qui les ont collectés. “Au regard de la justice, c’est un vol, il est illégal de se livrer à de tels agissements dans un bâtiment consulaire”, explique notre interlocuteur, qui estime que cette situation inédite pourrait freiner l’ouverture d’enquêtes judiciaires. “En revanche, un juge d’instruction peut toujours s’auto-saisir et s’emparer du dossier.”

Défaillance de la gouvernance

Occupé par des migrants tunisiens venus de Lampedusa depuis le début du mois de juin, évacué une première fois par la police le 7 juin, l’immeuble de la rue Botzaris est devenu le symbole d’un régime démantelé dont toutes les têtes ne sont pas encore tombées. Avant de devenir le théâtre d’un jeu d’échecs aux conséquences humaines potentiellement tragiques, ce bâtiment situé en lisière des Buttes-Chaumont était un local associatif propriété de l’Etat tunisien.

Un attelage hétéroclite de harragas (le nom donné aux migrants nord-africains qui traversent la Méditerranée pour rejoindre l’Europe), de repris de justice et d’anciens indics se disputent le contrôle de l’enceinte. Dans la cour, trois véhicules immatriculés “CD”, pour corps diplomatique, assistent en vestiges au ballet incessant des visiteurs. Le tout sous la surveillance assidue et discrète des services de police français.

Zone autonome temporaire qui aurait mal tourné, le 36 est-il encore soumis à une quelconque autorité? La France tente de ne pas s’ingérer dans un dossier qu’elle ne maîtrise pas – le lieu ne bénéficie pas de l’extraterritorialité – et la Tunisie doit faire face à une défaillance de sa propre gouvernance, puisque l’ambassadeur Raouf Najar a été débarqué le 15 mars dernier, jugé trop proche des cercles benalistes. Devrait maintenant s’ouvrir une phase de négociations tendues avec le personnel de l’ambassade, pour faire poser des scellés. Quand on interroge Soumaya Taboubi sur les limites légales de l’exercice auquel on assiste, elle répond par une pirouette, révélatrice du climat politique tunisien et du déroulement de cette semaine:

Depuis la chute de Ben Ali, tout est illégal.


Crédits photo: OWNI.fr

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés