Accroche-toi au pinceau de la contribution, j’enlève l’échelle de la participation

Le 20 octobre 2010

Participer, collaborer, contribuer, le web 2.0 permet différents modes d'interaction. Mais depuis 2006, les comportements en ligne ont changé. Olivier Ertzscheid analyse leur évolution à l'aide de l'échelle "social technographics" du cabinet Forrester.

Prologue

Web “participatif”, “collaboratif”, “contributif”, voilà 3 termes qui, depuis l’avènement du web dit “2.0″ sont souvent indistinctement et abusivement employés.

D’après le trésor de la langue française :

  • la “contribution” peut être définie comme la “part apportée à une Å“uvre commune“. En l’occurrence, cette Å“uvre commune sera constituée par le web
  • la “collaboration” est “la participation à l’élaboration d’une Å“uvre commune

La proximité sémantique des deux termes est évidente, même si dans le contexte du web 2.0 il est possible d’envisager des formes de collaboration non-nécessairement contributives. La collaboration relèverait alors davantage de l’engagement, et la contribution, de l’action.

  • la “consultation” est “l’action de consulter quelque chose, de l’examiner pour y chercher un renseignement, une information, une indication“. Toute dimension d’altruisme ou de construction d’un but ou d’une Å“uvre commune est ici évacuée au profit de pratiques qui pour être solitaires ou égo-centrées ne sont pas pour autant nécessairement honteuses ou blâmables.
  • La “participation” est “l’action de participer à quelque chose” en – deuxième sens – “manifestant une adhésion, une complicité, une conscience d’ordre intellectuel

L’échelle “social technographics” du cabinet Forrester est un outil précieux qui permet de mieux qualifier les différents modes d’interaction en ligne et d’observer leur évolution au fil du temps.

Les 3 échelles retenues pour les besoins de ce billet datent du 4ème semestre 2006, du 4ème semestre 2009 et, pour la plus récente, du second semestre 2010.

La première correspond au moment où ce nous nommerons le “volet social” du web a réellement commencé à s’installer dans les usages, comme le rappelle Wikipédia dans sa page consacrée au “web 2.0″ :

  • Cette expression utilisée par Dale Dougherty en 2003, diffusée par Tim O’Reilly en 2004 et consolidée en 2005 avec le position paper « What Is Web 2.0 » s’est imposée à partir de 2007.

Voici ces trois échelles

Celle de 2006, correspondant donc aux débuts du web social.

Celle de 2009 …

En enfin la dernière en date, du second trimestre 2010.


Et pour une vision plus synthétique, voici les 3 rassemblées sur la même image (cliquez pour l’agrandir).

Cadre d’analyse

Au regard des définitions données au début de ce billet :

  • Nous définirons comme “contributifs” les comportements en ligne les plus qualifiés (en terme de compétence ou de niveau d’interaction) et s’inscrivant dans une logique de production de contenus originaux.
  • Nous définirons comme “participatifs” les comportements en ligne se résumant à des opérations documentaires apparentées à l’indexation, au commentaire ou à l’amélioration (wiki par exemples) de ressources existantes. La logique à l’oeuvre est alors une logique de post-production
  • Nous définirons comme simplement “consultatifs” les comportements en ligne à seule visée exploratoire, c’est à dire apparentés à l’acte de lecture. La logique à l’Å“uvre est alors une logique – littérale – de consommation.

Soit le résultat suivant :

Interprétation

Dans le cadre d’une échelle croissante d’interaction enrichies, l’interprétation qui peut-être faite est la suivante.

Nous disposons d’un web à trois niveaux distincts d’interaction :

  • Le web “consultatif” qui regroupe les “joiners” et les “spectators”
  • Le web “participatif” qui regroupe les “collectors” et les “critics”
  • Le web réellement “contributif” qui regroupe les “creators” et les “conversationalists”.

Trois niveaux auquel il convient d’ajouter ceux que cette typologie ne concerne aucunement, c’est à dire les “inactifs”.

Observations générales

(À noter que pour la suite des opérations j’ai, à l’aide de vieux souvenirs de produit en croix, ramenés les pourcentages “relatifs” de l’étude de Forrester en pourcentage “absolus”, c’est à dire que j’ai fait en sorte que la somme des différents segments soit ramenée à 100%)

Les points saillants de l’analyse de ces données croisées sont les suivants :

  • la part des inactifs, dominante aux commencements du web 2.0, s’est drastiquement réduite pour se stabiliser et ne plus concerner qu’environ 7% des internautes.
  • Le web “participatif”, même s’il est en très légère baisse, conserve une part relativement constante, à hauteur d’un peu plus de 20% des usages
  • Le web “consultatif” explose en passant de 34 à plus de 50% des usages et semble stabilisé à cette hauteur.
  • La part du web “contributif” est, proportionnellement, celle qui augmente le plus en étant presque multipliée par 3, passant de 8% en 2006 à plus de 21% en 2010.

Dit autrement

  • de plus en plus d’internautes sont “impliqués”, même si cette implication est, pour moitié, à seule visée consultative (activité de lecture)
  • le web “participatif” qui rassemble les activités documentaires (ou méta-documentaires) d’indexation (collaborative ou non – folksonomies), de commentaire, de vote qualitatif, ou d’écriture collaborative sur des contenus produits par d’autres, est constant depuis 2006, et stabilisé autour de 20%
  • les usages réellement “contributifs” de publication, de mise en ligne de contenus et d’activité “profilaire” ou visant à initier des conversations sur différents types de réseaux sociaux, sont, eux, en nette progression et stabilisés, depuis 2009, à hauteur de 20%
  • au sein même de ces usages réellement contributifs, les “créateurs” (de contenus) sont 40% et les “conversationalistes” 60% (les conversationalistes se caractérisant par leur activité sur les réseaux sociaux, et pouvant à ce titre être considérés comme des “créateurs de conversations”)

Et donc ?

Cette stratification des usages donne à lire à la fois la granularité des médias (réseaux sociaux, blogs et micro-blogs, etc) comme une clé de répartition des niveaux d’interactions, mais elle esquisse également les contours d’une pyramide qui pourra peut-être un jour être considérée comme un invariant de la qualification des activités en ligne, avec une moitié de la population connectée qui se contente d’une simple consultation, des créateurs de valeur ajoutée autour de 20% et des créateurs de contenu au même seuil (20%). Un résultat à lire à la lumière d’une autre analyse quantitative portant sur la nature des coopérations à l’Å“uvre, en particulier celle des coopérations faibles.

Cette stratification des usages donne aussi à réfléchir sur les leviers qui restent à inventer si l’on veut que le web ne devienne pas uniquement une nouvelle télévision dans laquelle quelques-uns inventent les contenus que quelques autres décideront de produire et que l’ensemble des autres absorbera plus ou moins passivement, c’est à dire si l’on veut maintenir ou augmenter la part réelle des usages contributifs et participatifs. De ce côté-là, c’est peu dire qu’il reste des choses à inventer, et des gens à former :-)

Une nouvelle grammaire documentaire universelle ?

Ce qui me frappe dans tout ça ce sont les 20% de “participatifs”, les “collectors” et les “critics” dont l’activité essentielle est de nature intrinsèquement documentaire. En parallèle des 20% de créateurs. Un monde, celui du web, dans lequel on compte autant de gens qui produisent de contenus que de personnes exerçant sur lesdits contenus une activité de nature documentaire. Un monde à l’équilibre entre ceux qui exercent une autorité (au sens “d’auteur”) et ceux qui “balisent”, qui “labellisent”, ceux qui autorisent nos parcours, qui supportent nos navigations. Pas encore une “intelligence collective” (au sens de Pierre Lévy), mais déjà, à tout le moins, les bases d’une nouvelle grammaire documentaire collective et universelle.

Un monde dans lequel, comme le dit Bernard Stiegler (ici), (presque) tout le monde “produit des méta-langages“, mais sans le savoir, à la manière d’un monsieur Jourdain de la documentation. Un monde qu’il importe (Stiegler encore) “d’accompagner vers sa majorité au sens de Kant“, en lui fournissant “les outils permettant d’instaurer un regard et une distance critique” sur ces méta-discours, sur ces méta-activités documentaires permanentes, rémanentes.

Surtout, un formidable “terrain” scientifique pour la science de l’information.

Relire Barthes (Critique et vérité, Paris, Seuil, 1966) : “Le Moyen-Age, lui, avait établi autour du livre quatre fonctions distinctes : le scriptor (qui recopiait sans rien ajouter), le compilator (qui n’ajoutait jamais du sien), le commentator (qui n’intervenait de lui-même dans le texte recopié que pour le rendre intelligible), et enfin l’auctor (qui donnait ses propres idées en s’appuyant toujours sur d’autres autorités).” Remplacer “le livre” par “le web”, et prendre de temps de mesurer et de qualifier le réagencement de ces énonciations documentaires fortement ou faiblement contributives / participatives / collaboratives.

Attention cependant, il n’est nullement question de sombrer dans l’irénisme. A côté ou plus exactement à l’envers de ce web contributif et participatif, progresse également l’ombre d’un monde que caractérise “la montée hors limite d’une société panoptique, info-totalitaire et crypto-fasciste, à l’échelle mondiale” (Philippe Quéau). Un monde où le partage est légitime, et que légitime un probable “surplus cognitif” (Clay Shirky), mais dans lequel, également, la menace d”une “clôture des idées” (Philippe Quéau encore) n’a jamais été aussi grande.

>> Article initialement publié sur Affordance

>> Illustrations FlickR CC : DailyPic

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